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LES BECS BRÛLANTS
ou
LES UREBECS
Christian Moriat
CHAPITRE 1
Amer constat
- Combien de ceps dis-tu ?
- Une soixantaine.
- Sur combien de rangs ?
- Trois, quatre.
- Et la semaine dernière ?
- Une cinquantaine, sur trois rangs.
C'est Jacques, l'aîné d'une fratrie de cinq enfants,
qui vient d'alerter son père. Il est le fils aîné
de Joseph Sautriot, dénommé l'Ancien, et de Marie,
paysans à Vendeuvre. Dont le vignoble s'étend sur
le flanc de la Côte de Villy - au lieu-dit Les Varennes. Lequel
surplombe la vallée de la Barse et dévale la pente
pour venir lécher la rue des Voies de Vienne. Peu avant le
viaduc des « Vingt Ponts », communément
appelé ainsi, en raison de la vingtaine d'arches qui le compose.
Lequel enjambe la route qui conduit vers Troyes, la capitale de
la Champagne.
Comme toutes les familles paysannes, les Sautriot font un peu de
tout : blé, seigle, et luzerne, mais en petite quantité.
Ils possèdent aussi deux, trois vaches pour le lait, quelques
moutons pour la laine, quelques chèvres et un peu de volaille
pour les œufs, guère davantage. Histoire de voir venir.
Puis, ils possèdent également deux, trois prés
pour les bêtes, deux, trois champs pour le foin, un verger
planté en cerisiers et en poiriers, pour les bocaux, en cognassiers
pour les gelées et pour guérir des diarrhées,
en mirabelliers pour la goutte et en pommiers pour le cidre, ainsi
qu'un vaste jardin potager que Marie entretient avec un soin jaloux.
Et, comme pour le reste, on y trouve de tout : des pommes de
terre, des topinambours, en passant par les salades et les choux,
jusqu'aux céleris, raves, navets, panais, radis, poireaux
et carottes. Sans oublier son superbe plant de fraisiers, dont les
fruits embaument la cuisine au moment des confitures. Sans oublier
non plus groseilliers et cassissiers.
Mais, ce qui fait leur orgueil à tous, ce sont les trois
journaux de vignes, qu'ils possèdent et dont ils vendent
le raisin au marché, ainsi que le vin, qu'ils élèvent
eux-mêmes dans leur chai. Ce dont ils sont peu fiers, car
étant de qualité, celui-ci est très demandé.
Mais aujourd'hui, L'Ancien est soucieux.
Qui déclare qu'il va rejoindre L'Aîné, histoire
de se rendre compte par lui-même. Pour l’instant, il
est en train de tremper des mouillettes dans sa soupe du matin.
Une panade allongée d'une rasade de vin rouge. Déjà,
les gouttes perlent dans sa barbe. L'obligeant à s'essuyer
d'un revers de manche, parce que ça coule.
C'est vrai qu'il y a de quoi se montrer inquiet, car en bon vigneron
qu'il est, et quand il le peut, il ne manque jamais d'aller faire
un tour du côté de leurs vignes. Sauf qu'occupé
ailleurs, cela fait un petit moment qu'il n'y est pas allé.
C'est la raison pour laquelle il avait envoyé son fils.
Nous sommes à la mi-mai et, avec l'aide de celui-ci, qui
jamais ne rechigne question travail, ils ont déjà
procédé à l'épamprage des rameaux infertiles,
issus des troncs et des bas de souche, qu'on dit « gourmands »,
puis à l'élimination des plantes parasites, avant
un second labour plus en surface que le premier, effectué
avec Amiral, leur cheval de trait. Une crème d'animal, débonnaire,
obéissant et suffisamment expérimenté, pour
passer dans les sillons, sans ne rien abîmé.
Or, il y a plusieurs jours, Joseph avait bien constaté un
curieux phénomène : le dessèchement de
certaines feuilles, dont quelques-unes étaient enroulées
en cigares. Cela l'avait interpellé, puis il avait fini par
se raisonner. Jugeant qu'il n'y avait pas péril en la demeure.
Ce n'était pas pour quelques feuilles vrillées qu'il
fallait s'alarmer. Il en avait vu bien d'autres. Notamment, l'année
où il avait fait si froid. Il y a quelques années
de cela. La colère du ciel, cette fois-là, s'étant
particulièrement déchaînée, les biens
de la terre avaient alors tourné à rien. Avec neige,
pluie, vent et grésil sans discontinuer.
Sans oublier le gel qui s'était installé sur la plupart
de ses parcelles - même sur celles de ses confrères.
Sans oublier les orages qui avaient percé avec violence,
et qui, de ce fait, commirent tant et tant de ravages. La grêle
criblant le feuillage et le réduisant à l'état
de passoires. Combien de fois avait-il entendu sonner le tocsin
pour éloigner la foudre ! Les dix doigts de la main
ne suffisaient point à en faire le compte. Si encore cela
avait servi à quelque chose !
C'étaient aussi des coulées de boue à n'en
plus finir, qui avaient dévalé la pente, emportant
avec elles pierres, terre et paisseaux, sur leur passage, puis engendrant
de profonds ravinements, ainsi que des inondations qui gagnèrent
la route de Troyes. Lesquelles avaient mêlé leurs eaux
à celles d'une Barse en crue. Une véritable catastrophe !
Le coup de grâce pour le travail des humbles tâcherons,
dont la famille Sautriot fait partie.
Quelle faute avaient donc commis nos Vendeuvrois, pour mériter
un tel châtiment ? Était-ce du côté
de Dieu qu'il fallait chercher la cause ? Ou bien du côté
paysan en raison de quelque écart de conduite par eux commis
?
Y en aurait-il qui n'auraient point payé leur dîme ?
La grosse, sur les cultures céréalières ?
La menue, levée sur les fruits ? L'ancienne, perçue
sur les autres cultures. Et la verte, sur les potagers ? Pas
ceux des Varennes en tout cas. De mémoire, nul décimateur,
nul terreur, nul champarteur ne s'en étaient plaints, eux
qui venaient lever leur dû sur le champ, avant que le paysan
n'ait eu le temps de rentrer sa récolte.
Y en aurait-ils qui ne se seraient pas acquittés du droit
de vinage? Là encore, à la ferme, on n'en avait pas
entendu parler.
- Les Lécuyer, peut-être ? Leurs voisins, qui
n’entretiennent pas bien leurs terres ? Il faut voir
leurs vignes dans quel état elles sont, avec leurs allées
recouvertes d'orties, de pissenlits et de chiendent. Et s'il n'y
avait que cela ! Mais leur vin, on ne peut pas le boire. Tant
il est vert. Aussi ne trouve-t-il guère preneur. Contrairement
à ceux de la ferme des Varennes, qui, étant très
prisé de la clientèle, est d'un bon rapport. Ce qui
ne manque pas aux premiers de jalouser les seconds. Aussi font-ils
preuve de froideur et de mépris, à l'égard
de ceux des Varennes qu'ils ne saluent pas et avec lesquels ils
ne parlent pas.
Ou bien, y en aurait-il enfin, qui se seraient soustraits au devoir
de gabelle ? À sa connaissance, Joseph n'avait jamais
eu vent d'un contrevenant qui aurait été cité
au Grenier. Si tel avait été le cas, nul doute qu'il
aurait vu débarquer un ou deux huissiers ou un ou deux gabelous,
contraignant de corps le fautif.
Il ne savait plus à quoi penser. C'est qu'on en avait dit
des messes ! C'est qu'on en avait fait des processions !
Hélas !Dieu était resté sourd aux appels
d’une communauté qui ne savait plus à quel saint
se vouer. Il les avait tous bel et bien abandonnés.
S'il n'y avait que les gens de la campagne à être
aussi durement éprouvés ! Seulement, il n'y avait
pas qu'eux. C'est que le sort des habitants des villes ne valait
guère mieux.
Les prix, notamment, et tout le monde s'en souvient, les prix avaient
enregistré des augmentations à donner le vertige.
Avec la pomme, par exemple, pour ne citer qu'elle, qui se vendait
un carolus pièce au marché de Troyes. Ou le pot de
vin qu'on ne pouvait pas obtenir à moins de dix sous !
Il faut se rappeler aussi que les vendanges avaient commencé
fort tard - pas avant la fin octobre. Et le vin, qu'il soit blanc,
qu'il soit rouge, avait été de piètre qualité.
À telle enseigne que les marchands n'en voulaient point.
Même qu'ils durent en jeter. Un véritable crève-cœur.
Et il y en a plus d'un cette année-là, qui n'avaient
pu faire face aux charges dont ils étaient soumis par le
seigneur et le clergé. Mais cela était resté
une exception. Chacun, à Vendeuvre, à part les Lécuyer,
qui sont toujours en train de se plaindre et de quémander,
alors qu'ils ne font rien pour améliorer leur situation,
chacun avait su tirer son épingle du jeu. Notamment à
la ferme des Sautriot ; lesquels avaient plusieurs cordes à
leur arc. Avec la pomme de terre qui, jamais, ne manquât.
Et les bocaux de ceci et de cela, sans oublier les châtaignes
qu'ils allèrent ramasser dans les bois, ils surent se tirer
d'affaire sans demander rien à personne.
Même qu'il leur avait fallu lutter contre les bandes d'affamés
qui, la nuit, se jetaient dans les champs, sur les épis à
moitié mûrs. À cette occasion, le père
et le fils avaient essuyé à diverses reprises coups
de poing et coups de bâtons qui auraient pu leur être
fatal. Et ils en ont gardé des souvenirs cuisants. Mais c'
était ainsi : il fallait défendre son bien. Non
seulement contre ceux de la vallée, mais également
contre les malandrins et autres mauvais sujets de sac et de corde
qui battaient la campagne. La faim poussant les hommes aux dernières
extrémités.
Maintenant, c'était autre chose. Mais quoi ? Il n'en
savait rien.
Ça y est. Le petit déjeuner
est terminé. Il rebouche sa bouteille. Replie son couteau.
Le glisse dans sa poche. Pose son bol et sa cuillère sur
la pierre à eau. Sort. Se dirige vers la pompe. Actionne
le balancier. Plonge la tête sous le robinet. Se débarbouille
sommairement. Se passe une chiffe qui traînait par là,
sur le visage. Et rejoint son fils qui l'attend, en contrebas.
Une fois sur place, comme lui, c'est
avec stupeur qu'il découvre le flétrissement de plusieurs
feuilles sur un même cep. Lesquelles sont sèches, « torses »,
enroulées comme des cigares. Et présentent la teinte
brunâtre propre aux feuilles mortes. Pas de doute. Leur vigne
est en train de sécher sur pied. À ce rythme-là,
ils vont tout perdre.
Que se passe-t-il donc ? C'est ce que pensent nos deux vignerons.
Que faire ? Mon Dieu, que faire ?
C'est alors que le fils attire l'attention du père :
- Regarde ! fait-il, en désignant un insecte de couleur
vert doré, qui se promène de manière éhontée,
le long d'une feuille toute fraîche et particulièrement
bien développée. Laissant derrière lui traces
de grignotage. Ce qui est dramatique car nous sommes au mois de
l'inflorescence.
- Un charançon ! s'étonne le fils.
- Pas tout à fait, répond son père.
Il est beau. Dans son corset d'aspect métallique. Et mesure
à peine la taille de l'ongle d'un petit doigt. Ce n'est donc
pas un charançon. Alors, qu'est-ce que c'est... ? C'est
la première fois qu'ils voient une bestiole pareille.
Puis, ils se reprennent...
- Non mais des fois ! Ce n'est tout de même pas un petit
bestiau comme celui-là qui va ficher en l'air une année
de travail, songent les deux paysans révoltés. Enfin
quoi !
Mais la taille et la beauté ne font rien à l'affaire.
Leur vigne est attaquée. Et il leur faut trouver la parade.
En se penchant au plus près
sur l'une des bestioles, ils remarquent qu'elle est en train de
grignoter la queue de la feuille qui relie son limbe à la
tige, à l'aide de son bec ; lequel est long par rapport
au corps, qui porte les pièces buccales situées entre
deux antennes. À telle enseigne qu'on la dirait dotée
d'une trompe. À l'instar de l' éléphant qu'ils
avaient vu, un jour, sur la Place du Marché. Lors de la venue
d'un cirque ambulant. Comme pour le coléoptère qu'ils
ont devant eux, c'était la première fois qu'ils en
découvraient un.
Ils ne sont pas long à comprendre qu'en cisaillant le pétiole,
le « charançon » en question, arrête
la circulation de la sève. Ce qui, à brève
échéance, a pour conséquence de faire mourir
la feuille.
- Qu'allons-nous devenir ? se demande le père, en déroulant
l'un des cigares. À l'intérieur duquel il découvre
une théorie d' une dizaine de petits œufs collés
au limbe fripé.
- Faut aller chercher le Maître d'école, concluent-ils,
en faisant chorus.
CHAPITRE 2
Le Maître d'école
« Le Maître d'école » vient d'arriver.
C'est un vieux qui a son habitat au fond des bois. Et c'est comme
cela qu'on l'appelle à Vendeuvre. Parce que, des plantes
et des animaux, en passant par les humains, il sait tout sur tout.
Personnage lunaire s'il en est, à la fois poète, scientifique
et philosophe. À lui seul, il incarne un composite entre
la science et la poésie, si tant est qu'on puisse inclure
le savoir scientifique avec la sagesse et les belles lettres, avec
lesquels il ne fait aucune différence. Passant de l'un à
l'autre, sans privilégier l'une par rapport à l'autre.
Prétendant qu'il y a de la poésie partout et dans
tout. Ce qui en fait un homme à part.
À la fois médecin - médicastre, soutient le
curé - et apothicaire - potard véreux, affirment les
apothicaires, l'homme divise. Apprécié de ceux qu'il
guérit, mais détesté par ceux qui suivent le
verbatim du prêtre.
Néanmoins, pour un muscle froissé, un membre déboîté,
une blessure, une brûlure, une verrue à faire passer,
ou simplement de la fièvre, des maux de tête ou des
coliques, on vient le consulter, après diverses tentatives
ratées des docteurs. Même de loin. Quand il est dans
sa cagna. Car, comme il ne tient pas en place, c'est rare de le
trouver chez lui.
Soit, il est parti chercher des simples, destinées à
la préparation de ses potions, de ses onguents ou autres
cautères.
Soit, il est en train de poser des pièges quelque part, histoire
d' attraper animaux à plumes et à poils.
Soit, il pêche grenouilles et poissons dans un trou d'eau.
Soit, il « chasse » tout bonnement le champignon,
selon la saison ou bien l'escargot, qu'ils soient petits-gris ou
de Bourgogne. Mais ne fait jamais commerce de ce que la forêt
lui offre, préférant en faire cadeau à ceux
qui sont dans le besoin. De peur qu'elle ne se venge. En ne lui
donnant plus rien. Aussi, pour lui-même, se contente-t-il
de peu, car, affirme-t-il, « il ne faut jamais exiger
plus que son dû ».
C'est donc un homme de principe. Qui ne vit que de braconnage ou
de ce que lui apporte ses patients, en récompense de ses
services et de ses conseils - autrement dit, pas grand-chose. Un
sage en quelque sorte, que cet homme-là. Un homme comme on
n'en trouve plus guère. Aussi économe de ses mots
que des aliments qu'il consomme. Vu que c'est un grand taiseux.
Dont la principale nourriture est celle des livres, qu'il dévore
à haute dose. Quant au langage, celui qu'il comprend le mieux,
c'est celui du vent dans les branches et celui des oiseaux dans
les arbres. N'hésitant pas à se mêler à
leur conversation, car il a le sifflet polyglotte - le parler du
merle n'étant pas celui du rossignol, par exemple, ni celui
de l'hirondelle ou de l'alouette des champs, pas plus que les hales
di mas ne sont la soulère ou la galerne, lesquelles n'ont
pas la même tessiture. De toute façon, peu lui importe
le changement de registres, vu que les langues, il les parle toutes.
Et passer de l'une à l'autre ne le dérange pas outre
mesure.
Bref ! si intellectuellement
l'homme est au sommet, moralement il est parfaitement équilibré.
Apte à répondre avec efficacité à toute
question qu'on soit amené à lui poser. Et toujours
prêt à seconder son prochain.
Quant au physique, par contre, pour celui ou celle qui ne le connaît
pas, d'aucuns diront que c'est un sauvage. Mais on ne peut pas tout
avoir. Car, pour être franc, il faut bien reconnaître
qu'il fait peur. D'abord, il est taillé comme une armoire.
Haut de jambes et long de bras, il est. Et combien semblerait ridicule
celui qui, d'aventure, serait amené à le côtoyer.
Vu qu'il aurait tout du nain.
En outre, avec ses oreilles décollées, son nez épaté,
sa barbe qui lui mange les trois-quarts du visage et ses cheveux
qu'il peigne au râteau de ses doigts, on ne peut pas dire
qu'il soit élégant. Mais on ne demande jamais aux
hommes de savoir incarner la beauté. Sinon, dans ce domaine,
il n'y aurait personne. Ce que l'on attend d'eux, c'est leur efficacité.
Ce qui chez lui est inné.
C'est L'Aîné qui avait
été chargé de le trouver. Ce qui n'a pas été
facile. D’autant plus qu'il a fait de la Forêt d'Orient
son royaume et que celui-ci est particulièrement vaste. Or,
aujourd'hui, comme il n'est point au logis, d'instinct, celui-ci
a suivi un petit ru qui s'en allait serpentant dans la futaie, telle
une couleuvre à collier. C'est là, après une
bonne heure de marche que Jacques finit tant bien que mal à
le trouver. Il est là, devant lui, les deux pieds dans l'eau,
pantalons relevés jusqu'aux genoux. En train de pêcher
le pescale sans hameçon, ni bouchon. Pour aller plus vite.
Exercice pour lequel il fait preuve d'une adresse peu commune.
Aussi, après que Jacques lui ait expliqué les tenants
et aboutissants de sa visite, celui-ci, décide de se rendre
tout de go, à la ferme des Sautriot, afin de se rendre compte
de l'état de leur vigne.
Une fois celui-ci rendu sur place,
dès que le père lui ait indiqué les cigares
d'un coup de menton, le Maître d’école de prononcer
un mot qu'ils n'ont pas encore eu l'occasion d'user, vu qu'ils n'en
ont jamais entendu parler. C'est : « rebecs »,
« purbecs », « essebecs ».
À quelque chose près.
Comme ils n'ont pas bien entendu, ils le lui font répéter.
Ce qu'il s'acquitte de mauvaise grâce, parce qu'il n'aime
pas répéter :
- Byctiscus betulae.
- Charançons ?
- Non. Ure-becs ou ure-bères. C'est la même famille.
- Urebecs ?
- « Becs brûlants ». Regardez celui-ci,
en train de piquer votre feuille avec son rostre. Il la dessèche
et la brûle. D'où son nom.
Avec minutie, ceux-ci de se pencher une fois encore, sur le feuillage
en souffrance, afin d'observer la pernicieuse activité des
bestioles.
Le premier à se relever, c'est Jacques. Lequel demande :
- C'est grave ?
- Bientôt, vous n'aurez plus rien.
Père et fils sont atterrés.
C'est alors qu'on le voit fourrager
la terre au pied d'un échalas... À peine a-t-il déplacé
deux ou trois mottes, qu'à leurs yeux ébahis, ils
découvrent larves, nymphes et adultes, superficiellement
enfouis sous la terre. Lesquels pullulent.
- Au bout d'un certain temps, leurs cigares tombent sur le sol,
libérant les œufs, poursuit-il. Et voilà ce que
cela donne.
- Qu'est-ce qu'on fait ? demande le père.
Il explique qu'il faut apporter des botterets ¹, mangeurs d'insectes.
Le fils bout :
- On fait comment quand on n'en a pas ?
- On va en chercher. Il y en a beaucoup autour de ma cabane.
Pris d'un doute, il lorgne du côté de la vigne voisine.
- Pas la peine, prévient Joseph. Il n'y en a pas.
Le Maître d'école ne répond pas, qui se dirige
vers la parcelle en question. Pour s'accroupir au pied d'un paisseau.
Soulever quelques mottes. Gratter le sol. Puis se relever, après
examen :
- Ici, ça commence, fait-il en ouvrant une main où
grouillent larves et nymphes.
Aussi leur conseille-t-il l'arrachage au plus tôt des cigares.
De les brûler. Puis de prévenir le voisin. Même
s'il pense que c'est déjà trop tard. Vu que deux ou
trois de ces coléoptères par cep, sur près
des trois-quarts d'une exploitation, aussi petite soit-elle, sont
amplement suffisants pour compromettre la récolte.
Aussi, sans perdre de temps, et après
avoir rameuté femme et enfants, la famille entière,
s'active-t-elle à la recherche des cigares, et à les
dépendre avec précaution, pour ne pas laisser tomber
les œufs. Puis à les jeter dans le feu, que L'Aîné
vient prestement d'allumer. Et c'est avec un plaisir non dissimulé,
qu'ils entendent rissoler feuilles sèches et cigariers.
Tout en vaquant à cette occupation, Le Maître d’école
de les entretenir sur la vie de ces maudits coléoptères,
bien qu'il lui en coûte, car étant économe de
paroles, il déteste expliquer. Ça le fatigue.
- L'insecte est diurne, les informe-t-il. Quant à sa présence,
ne vous méprenez pas, elle ne date pas d’aujourd’hui.
Une fois adulte, il a passé l'hiver bien au chaud, dans le
sol. C'est au printemps, comme en ce moment, qu'il en sort pour
manger et pondre jusqu'à une quinzaine d’œufs,
qu'il introduit entre les nervures principales, qu'il mâchouille,
interrompant l' arrivée de la sève. Et obligeant
les lobes de la feuille à s'enrouler en cornet de dragées,
en à peine une semaine. Après incubation d'une dizaine
de jours, ses larves s'en extraient, qui se nourrissent de la chair
même de la feuille desséchée. Pour quitter le
cigare plusieurs semaines plus tard et se nymphoser dans la terre.
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1. Petits crapauds
Qu'il quitte une fois sa morphologie et sa taille acquises.
Puis, elle remonte vers le feuillage, qui lui
tient lieu de garde-manger et le cycle de reprendre.
(Jamais il n'a autant parlé.)
Après avoir réduit en
cendres les derniers cigares, les Sautriot, de demander à
notre enseigneur, s'il ne faudrait pas ratisser la terre au pied
des échalas, afin de retirer toute trace des parasites. Et
de remettre de la terre nouvelle si besoin. Ce qui représente
un travail considérable.
Le second de répond ni oui ni non :
- Si le cœur vous en dit. Sachez toutefois qu'il suffit d'oublier
une larve ou deux pour que tout reparte. Pour l'instant filons plutôt
à la recherche des botterets.
À SUIVRE