J'AI L'HONNEUR DE VOUS DIRE...
QUE VOUS N'ÊTES PAS INVITÉS À
MES
FUNÉRAILLES
Christian Moriat
ROMAN
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Chapitre 13
PREMIÈRE DÉMARCHE
......."J'émets toutefois
une condition, sous peine d'annulation du présent testament.
.......Je leur demande expressément
de prévenir les personnes suivantes de me faire la grâce
de ne pas assister à mes obsèques..."Même
si ceux-ci apportent les preuves susceptibles de les blanchir. Une
fois là-haut, et en temps utile, j'interviendrai auprès
du Tout-Puissant pour qu'ils soient châtiés comme ils
le méritent. »
Suivait une liste de noms, dont faisaient partie bien malgré
eux, les infortunés Albert Chamoin et sa femme.
En outre, sur une feuille volante, L'Aîné avait insisté
:
......."Prière d'avertir
les indésirables mentionnés sur ma liste. Si j'ai
le malheur d'en voir un, lors de mes funérailles, je suis
capable de sortir de mon cercueil et de les virer manu militari,
à grands coups de pompe dans le cul.
.......Un refus de votre part entraînerait
l'annulation de mes dispositions testamentaires.
Rappelons-nous. Ce sont les volontés
dernières du défunt. Une corvée pour ses ayant-droits.
Mais une obligation dont il faut toutefois s'acquitter. Sous peine
d'être déshéritées.
S'il n'y avait que Marie, la veuve, elle ne se plierait pas aux
fantaisies de son hurluberlu de mari. Qu'elle connaissait trop bien
pour ses emportements et ses a priori. Seulement, il y a Sarah,
dont il faut assurer l'avenir. Elle qui a déjà assez
souffert au cours de la première partie de sa vie.
C'est sa mère adoptive qui
prend l'initiative de se rendre chez les Chamoin. Mais le couple
mérite-t-il pareil affront, lui qui a longtemps été
soupçonné d'être l'auteur de la lettre de dénonciation
? Alors que la suite a prouvé qu'il était hors de
cause.
Que faire... ?
Les deux femmes hésitent. Réfléchissent. Se
concertent. Doivent-elles passer outre, la mise en garde du testateur
? Quand il écrit qu'il faut prévenir tous ces malfaisants,
même s'ils ont apporté la preuve de leur innocence
? Ce qui est le cas.
Certes, selon le défunt, l'Albert, le facteur, aurait pris,
semble-t-il, un malin plaisir à lui remettre cette maudite
convocation. C'est du moins ce qu'au départ, il avait prétendu.
Il est vrai que ce dernier, à la fin de sa vie, était
d'une telle aigreur vis-à-vis de ses concitoyens, qu'il en
voulait à tout le monde. Même que Sarah et sa mère
avaient été dans l'obligation de quitter le foyer
familial, tellement l'homme était devenu intenable.
Enfin, toujours d'après l'aîné des Berlot, Albert
et sa femme auraient fait montre de déception, voire de mécontentement,
d'acrimonie et de regret, lors du retour des bonnetiers, après
leur passage aux Hauts-Clos.
C'est du moins ce qu'il avait cru comprendre, après un coup
d'œil jeté au rétroviseur de sa Rosingart.
Autant de reproches, restés sans fondement, vu qu'ils ne
reposaient que sur les impressions vagues d'un malade atteint de
la maladie de la persécution.
En résumé ! Peut-on croire un rétroviseur,
sur parole ?
Bref ! À présent
qu'elles connaissent le corbeau, la démarche s'avère
nulle et non avenue. Puis, que va-t-elle bien pouvoir dire aux Chamoin,
maintenant qu'on est renseignés : « Mon mari ne
veut pas que vous veniez à ses obsèques, parce qu'il
a cru que vous l'aviez dénoncé pendant l'Occupation...
Bien qu'aujourd'hui, on connaisse la coupable, je suis tenue de
vous prévenir, sous peine de déshériter ma
fille...» ? Cela ne tient pas debout.
Après mûres réflexions,
la pauvre Marie décide de s'acquitter de l'embarrassante
besogne. En usant de toute la diplomatie dont elle est capable.
Tant la démarche, pour embarrassante qu'elle soit, ne laisse
aucune alternative. Pas moyen de s'y soustraire.
Et ce n'est pas de gaieté de cœur qu'elle sonne chez
l'Albert et la Marguerite Chamoin...
Des pas dans le couloir. Une porte
qui s'ouvre.
– Oh, Marie! s'écrie un Albert très accueillant.
Que nous vaut le plaisir de ta visite ? demande-t-il, avec courtoisie,
malgré l'étrange « sourire » dont jamais
il ne se départit. Ce qui rend la messagère de plus
en plus confuse. À tel point qu'il lui en faudrait peu pour
qu'elle retourne d'où elle vient.
– Une bien étrange communication.
– Ne reste pas sur le pas de la porte. Entre donc. Tu vas
nous faire partir toute la chaleur...
Puis il appelle sa femme restée dans la cuisine:
– Marguerite ! Prépare donc un café pour notre
voisine.
– Dès que je vous aurai expliqué la dernière
excentricité de mon époux, je pense que vous allez
regretter de me proposer un café.
– Tu es bien mystérieuse.
Et la veuve d'évoquer le testament de son diable d'époux,
avec la clause restrictive, qu'elle cite de mémoire...
"sous peine d'annulation du testament"
– Ben vrai! s'étonne une Marguerite si consternée,
qu'elle éprouve le besoin de s'asseoir.
– Il a toujours été un peu dérangé,
ton mari, fait remarquer l'Albert.
– Pourquoi il ne veut pas qu'on aille à son enterrement
? demande la première.
– Qu'est-ce qu'on lui a fait ? interroge le second.
Et Marie de leur expliquer, la
satisfaction que son voisin a eue, en lui remettant la fameuse convocation.
– « La satisfaction » ? Mais quelle « satisfaction
»?
– Il a dit que tu étais si content de la lui apporter,
que tu t'étais empressé de commencer ta tournée
par lui.
– Faux et archi-faux. Je m'en souviens très bien. Comment
ne pas se rappeler d'un jour pareil. D'abord, ce matin-là,
je n'avais pas beaucoup de courrier à distribuer. Puis, excusez
du peu ! Mais une assignation pour le centre d'arrêt des Hauts-Clos,
envoyée par la Kommandantur, cela ne s'oublie pas. En réalité,
j'ai eu deux particuliers avant lui. Puis, qu'est-ce que c'est que
ces idioties ? Je n'étais pas particulièrement heureux
de la lui apporter. Tu peux me croire.
– Il nous a dit que tu souriais.
– Ça ne m'étonne pas de l'Albert. Avec son air
niais... Tu ne le changeras pas, fait observer sa femme. Il a toujours
été comme ça.
(Il est vrai que, quelle que soit la situation, son mari affiche
un rictus permanent, tel qu'on se demande toujours s'il ne se moque
pas du monde. Mais c'est « son air à lui ». D’autant
plus que d’aucuns prétendent qu'il n'a pas la lumière
à tous les étages. Sinon, ils disent qu'il aurait
embrassé une autre carrière que celle de facteur –
c'est une autre histoire –. Mais qu'il n'est pas méchant.)
– L'Augustin, il s'est mépris, se défend le
préposé.
Ensuite, Mari de lui rapporter « le coup du rétroviseur
».
– Mais pas du tout, s'énerve la Marguerite. On a été
extrêmement surpris. Voilà tout. D'une part, parce
qu'ils étaient revenus à trois. Alors qu'on pensait
que ton époux était parti tout seul. Ensuite, excuse-moi,
mais il y avait de quoi. Parce que les gens qui reviennent des Haut-Clos,
ne sont pas légion. Même qu'on a pensé qu'on
ne voulait pas être à leur place, parce qu'ils allaient
être constamment surveillés.
– C'est vrai, confirme son époux. C'est pour ça
qu'on « faisait de drôles de têtes ». Mais
l'heure n'était franchement pas à la plaisanterie.
– Même que si on avait vraiment voulu être malintentionnés,
il y a longtemps qu'on vous aurait dénoncés. Car,
vous cachiez Sarah, une Juive. Et on le savait... Voyez ! Or, on
ne l'a pas fait.
– Vous étiez au courant ?
– Oui, madame. Et ton bonhomme, tu diras ce que tu voudras,
mais c'était un sale coco.
Marie ne sait plus comment se tenir.
– Hé bien, on ira quand même à ses funérailles.
Que cela lui plaise ou non. Car on n'a rien à se reprocher.
– Au revoir Marie.
– Je suis confuse.
– Comment avez-vous pu nous juger aussi mal ? Lui reproche
Albert, en lui désignant la sortie. Tout en essayant d'atténuer
le sourire grimaçant affiché sur ses lèvres
– bien qu'à l’intérieur, il bout de colère.
Elle comprend qu'elle vient de se faire des ennemis.
Chapitre 14
COMPTE-RENDU
– Ça s'est bien passé chez les Chamoin ?
C'est Sarah qui interroge sa mère.
– Ils m'ont mise à la porte.
– Ça promet pour la suite.
Marie reconnaît qu'à leur place, elle aurait fait pareil.
Par contre, ce qu'elle ne comprend pas, c'est la raison pour laquelle,
les voisins de la rue Dauphine s'entêtent à vouloir
assister à la cérémonie funèbre. Étant
donnés les reproches injustifiés qui leur ont été
adressés par le défunt. Est-ce par charité
chrétienne ? Ils n'ont pourtant pas la réputation
d'être bigots. Car, mises à part les grandes fêtes
comme celles de Noël, de Pâques ou de la Toussaint, on
ne les voit guère à l'église ». À
moins que ce soit par bravade. Du style. « Le vieux ne veut
pas qu'on y aille. Tant pis pour lui. On ira quand même !
» – c'est à peu de chose près ce que Marguerite
lui avait répondu, avec colère, lors de sa visite.
Et les deux femmes de se consoler
en déclarant que, vaille que vaille, elles continueront de
satisfaire les dernières volontés d'Augustin.
– Ah, celui-là ! Il pourra se vanter de nous faire
voir de toutes les couleurs, ne peut s'empêcher de se déplorer
sa veuve.
Ce qui lui vaut un « Oh!» de désapprobation de
la part de la jeune fille. Laquelle déclare qu'il faut oublier
les mauvais moments passés avec lui pour ne garder que les
bons. Car, sa misanthropie viscérale mise à part,
c'était un homme de cœur. Ne l'avait-il pas adoptée
? Elle, la petite juive orpheline ? Dont Samuel, le frère,
n'avait plus donné signe de vie. Malgré les vaines
tentatives de recherches entreprises par la famille Berlot ?
Au fait, qu'est-il donc devenu,
notre représentant de commerce ? Aucune nouvelle!
En 45, Lucien s'était pourtant rendu deux fois à l'hôtel
Lutetia du Carrefour Sèvres-Babylone, à Paris. Lequel
avait été transformé en Centre d'accueil et
de contrôle des déportés, dont de nombreux survivants
des camps de la mort, qu'on croirait tout droit sortis de l'enfer
de Dante.
Une horreur ! D'après ce qu'il nous avait raconté.
Avec dès le hall d’entrée, une meute vociférante
de femmes, hurlant des noms et brandissant des photographies, qu'il
fallait parvenir à fendre, pour espérer gagner l'accueil,
occupé par personnel littéralement débordé.
Passé le premier obstacle, il s’était heurté
à une véritable ruche composée de militaires,
de médecins, d'infirmières, de scouts, de résistants
et de bénévoles, courant en tous sens. Le tout dans
une désagréable odeur de DDT en suspension dans l'air,
qui violentait les narines les moins déliées.
Sans compter, ces navettes d'autobus qui n'en finissaient pas de
déverser leur contenu sur le trottoir, avant de les faire
pénétrer dans l'imposante bâtisse – un
flot incessant de revenants, tout en squelettes aux crânes
chauves et tenues rayées, ou bien vêtus de bric et
de broc, dans des vêtements civils trop courts ou trop grands
qu'on leur avait prêtés, qui leur conférait
une grotesque allure et devant lesquels chacun s'écartait
afin de les laisser passer, davantage par répulsion, que
par civilité; lesquels avaient été si impactés
par la misère, la faim et les mauvais traitements, qu'ils
avaient perdu toute humaine apparence ; le tout aux cris de «
Place ! Place ! », hurlés par le personnel de la Croix
Rouge et de l'Armée du Salut qui les prenaient en charge,
soit en les aidant à marcher, soit en les portant sur des
civières.
L'apocalypse !
Comme il n'était pas parvenu
à aborder un responsable, il eut l'opportunité d'attraper
le bras d'un Éclaireur israélite, qui lui avait répondu
: « Suivez le grand couloir qui mène à la cantine.
» Sans plus de commentaires.
Ce qu'il avait fait, au milieu
de la multitude – femmes pour la plupart, avec parfois des
enfants plein les bras et plantées au pied des premiers panneaux
où figuraient des listes impressionnantes de noms. De sorte
que Lucien n'avait pas pu s'en approcher pour en prendre connaissance.
Aussi avait-il résolu de se rendre plus loin où figuraient
pléthore de photographies, noyées au milieu de simples
bouts de papier griffonnés à la hâte, sur lesquels
étaient indiqués adresses et numéros de téléphone
; avec bon nombre de messages bouleversants, tels que celui-ci «
Cherche famille Freedman Isaac et leurs trois enfants conduits au
Vélodrome d'Hiver, en juillet 1 942. Prévenir Golstein
Moïse à l'adresse suivante … », écrit
sur carte de visite accompagnée d'une photo de quatre personnes
aux visages souriants et rassemblées autour d'un gâteau
d’anniversaire. Ou encore cet autre : « Recherche
Michal Bercowitz, polonais, réfugié 31, rue Gautherin,
à Troyes, arrêté parce que juif le 9 octobre
1 942, et interné à Châlons-sur-Marne puis envoyé
à Drancy. Prévenir...etc...» Et combien
d'autres encore, tout aussi pathétiques !
Profitant d'un reflux de la foule,
il avait enfin pu accéder aux tout premiers panneaux, ceux
dont il avait, faute de place, fait auparavant l'impasse –
vulgaires panneaux électoraux réquisitionnés
pour l'occasion auprès des services techniques de l'hôtel
de ville –.
Hélas ! Parmi la liste pourtant exhaustive, le nom de son
voyageur de commerce n'y figurait pas. Aussi, après avoir
épinglé une carte de visite sur l'un des tableaux
d'affichage réservés à cet effet, il avait
pris le chemin du retour, la mort dans l'âme, en se demandant
comment il allait bien pouvoir annoncer la mauvaise nouvelle à
Sarah.
Pour consoler sa fille, il lui avait promis d'y retourner début
août. Ce qu'il fit, en compagnie d'Augustin, cette fois. Mais,
malgré la disparition de plusieurs patronymes précédemment
inscrits sur les listes, pas plus en avril qu'en juillet, ni l'un
ni l'autre ne furent en mesure de retrouver le nom de Samuel Rosenwald.
La seule chose qu'ils purent observer, c'est que le message laissé
par Lucien avait disparu. Était-il tombé ? Ou quelqu’un
l'avait-il emporté avec lui ? En ce cas, pourquoi n'en avaient-ils
eu aucune nouvelle ? Vu que Berlot père y avait laissé
ses cordonnées ?
L’espoir était bien faible pour la sœur du disparu.
Mais, si mince qu'il soit, il n'en était pas moins réel.
Mais revenons à l’actualité
:
– À qui le tour ? demande cette dernière à
sa mère.
– Claudine Clamar.
– La délatrice ! Je ne peux pas la voir en peinture.
– Laisse, je m'en occupe.
Mais sa fille ne veut pas. Elle retournera chez elle. Elle l'a décidé.
Son père l'a investie d'un mission, elle prendra sur elle
de l'accomplir. Même s'il lui en coûte. Une manière
pour la juive qu'elle est, de braver une goye pour laquelle elle
n'a aucun respect.
Ce qu'elle fait, n'écoutant que son courage.
À SUIVRE