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SUPPORTER ÊTES-VOUS
LÀ ?
Christian Moriat
CHAPITRE 1
Marinette
Elle est simple et discrète. Elle est humble et secrète.
Elle est modeste et tout en retenue. Dans la rue, elle évite
le contact et un rien la fait rougir. C'est une ombre. Un souffle
léger . Une apparence. C’est Marinette… Marinette
Legoédic qui passe, un livre sous le bras. À peine
vous êtes-vous retourné qu'elle a déjà
disparu.
Elle est auboise. Née à Varèges. Lors que ses
parents, Yves et Marie, sont d’origine bretonne. C’était
pour une question de travail qu’ils étaient venus s’établir
dans l’Aube. Puisqu’ils avaient réussi à
se faire embaucher à la menuiserie industrielle du village
– laquelle est spécialisée dans la fabrication
de portes et de fenêtres. Or, malgré les turbulences
que l’entreprise traverse actuellement, ils espèrent
que celle-ci sera à même de les conduire jusqu’à
leur retraite. Vu que, de leur vie professionnelle, ils sont plus
proches de la fin que du début.
Leur fille, par contre, est employée à la Maison de
la presse. Où elle vend des mots. Un emploi qui parfaitement
lui correspond. Et qui fait le bonheur d’Émile Tourneur,
le gérant. Tant elle est diserte, dès qu’elle
fait l’article des ouvrages à vendre - romans, pour
la plupart, dont elle s'est fait une spécialité ;
des anciens, comme des nouveaux.
Dire qu'elle connaît bien son sujet serait un pléonasme,
vu qu'elle a tout lu. Ou presque. Ce qui a toujours étonné
ses père et mère, vu qu'à part le journal qu'ils
consultent au quotidien, il est rare que ces derniers se donnent
la peine d' ouvrir un livre, davantage friands qu'ils sont, des
« nouvelles ».
En revanche, jamais ils ne s'étaient opposés aux études
littéraires que la jeune fille avait entreprises, une fois
le baccalauréat obtenu avec mention « très
bien ». Lequel lui avait permis d'ouvrir à deux
battants les portes de la faculté de lettres de Reims.
Une fois sa licence en poche, obtenue à l'âge de dix-sept
ans - excusez du peu -, elle avait eu le choix entre le professorat
et un poste de bibliothécaire.
Or, enseigner à des adolescents truffés d’acné
juvénile ne lui souriait guère. Quant à s'occuper
des prêts, des retours et du rangement des publications, que
ce soit en bibliothèque municipale, itinérante, universitaire
ou en comité d'entreprise, elle trouvait la fonction peu
affriolante. Car, plus administrative à son goût, qu'enrichissante
et constructive.
Non. Ce qu'elle voulait, c'était vivre au milieu des livres.
Et en parler - notamment aux personnes seules et aux écorchés
de la vie. Afin de les extraire de la solitude qui mine leur existence.
L'écrit étant un palliatif à l'humaine souffrance.
Ce sont effectivement de fabuleux compagnons. Qui soignent. Consolent.
Guérissent. Et dépaysent.
Le livre, c'est une évasion. Une ouverture sur le monde.
Un futur. Un encouragement. Un message d'espoir.
On le lit. On en rêve. On en parle.
Cependant, bien que notre amie soit réservée, dès
qu'elle évoque « son petit dernier »
à un client - celui qu'elle vient de terminer -, ce n'est
plus la même. Finie sa retenue. Terminée sa gêne.
Oubliée sa sobriété. Elle sort de son corps.
Comme transcendée.
Son visage s'anime. Ses yeux s'illuminent. Et les paroles qu'elle
emploie sourdent entre ses lèvres comme sources d'eau claire...
Elle vit dans l'intemporalité. Et l'espace, dont elle force
l'horizon, s'ouvre sur l'infini.
Aussi lorsque, dans un sourire, elle ajoute que « lire
c'est écouter les mots avec les yeux », l' argument
fait florès, qui emporte l'adhésion.
Et le chaland, immédiatement conquis, est pris dans le rond
du merveilleux. Tant elle a le don de convertir l’invraisemblable
en semblable. Tant elle rend acceptable l’inacceptable. Tant
elle a cette faculté de faire admettre l'imaginaire.
Elle a le don du partage. Et celui de convaincre. Bienheureux celles
et ceux qui se laissent prendre avec elle, dans le tourbillon merveilleux
et envoûtant du « voyage immobile »
– la jeune vendeuse étant jolie, elle est d'autant
plus crédible.
Aussi, à l'intérieur de la petite boutique, ce sont
des déserts qui surgissent comme par magie. Avec des caravanes
de chameaux chargés de musc, de sel et d' encens. Avec des
cieux où scintillent des étoiles si proches qu'on
peut les toucher.
Sa parole est d'or qui, entre deux présentoirs, fait apparaître
des palais de grès roses dont chaque grain, qui constitue
le composite, offre au soleil, sa brillance.
Elle fait surgir des châteaux où chaque porte ouverte
est une invite à l'élégance, à la beauté
et au raffinement, par le truchement de parements en marbre blanc,
habillant l'intérieur de cours et de patios où dansent
les jets d'eau.
Elle a cette faculté de dresser devant vous des mosquées
tout en faïence bleue d'Iznik. Avec des minarets qui rivalisent
de hardiesse et de grâce. Avec des centaines de fenêtres
qui inondent de lumière ces saints lieux.
Vous parlez rajasthani. Vous échangez en arabe. Vous conversez
en turc. Vous n'êtes plus à Varèges, mais au
pays des princes du Rajasthan, chez les Mérinides de Fès
ou dans les rues d' Istanbul.
Ce sont les lavandes mauves du désert d'Arabie Saoudite.
C'est l'incomparable beauté de la Villa d'Este aux cent fontaines.
C'est la fête des sakura, ou cerisiers roses du Japon du parc
d'Ueno de Tokyo, où, assis sur des couvertures, touristes
et Tokyoïtes perpétuent la pratique du hanami, en buvant
des bols de saké.
Ce sont les hommes bleus du Niger.
C'est le Vieux de la montagne avec sa mystérieuse secte des
Hashashins.
Ce sont les Juifs rouges du bout du monde, ceux qui, selon la légende,
vivaient au-delà du fleuve mythique Sambation, au Nord-est
de l' Asie. Puis c'est encore...
Tout se mêle. S'entremêle. Et s'enchevêtre. Les
peuples. Les lieux. Les dates. Les romans. Les récits d'aventure.
Tout s'est donné rendez-vous Maison de la presse de Varèges,
où l' aimable vendeuse fait la promotion de l' ouvrage qui
vient de paraître. Et qu'elle défend avec toute l'énergie
dont elle est capable. Affirmant qu'il faut se le procurer. Parce
qu' « il est le meilleur ». Forcément,
puisque c'est le dernier.
Mais le plus beau - et elle vous le dira, le regard perdu vers d'invisibles
lointains, connus d'elle seule -, n'est-il pas celui qui commence
par « Il était une fois » ? Et
qui se termine par « Ils se marièrent et eurent
beaucoup d'enfants » ? Tant elle éprouve
une affection toute particulière pour les contes.
Aussi, n'est-il pas rare que, ivre de légendes et d'histoires,
le visiteur, venu préalablement acheter le journal local,
s'en retourne, un roman sous le bras. À la grande satisfaction
de son propriétaire.
Marinette a l'amour de la lecture
et de la vente, dont elle possède touts les arcanes. C'est
elle qui approvisionne les étagères. Mettant en évidence
les couvertures les plus originales et les plus avantageuses - accordant
toutefois sa préférence aux auteurs locaux pour lesquels
elle se bat, afin de les sortir de l'ombre. Et changeant les livres
de place chaque semaine. Pour ne pas que la clientèle s'habitue.
Et pour lui faire croire qu'il y a toujours du nouveau. Estimant
également que tel ou tel, resté en arrière-plan,
n'a peut-être pas la chance qu'il mérite. Et qu'il
faut de suite y remédier.
C'est un constant renouvellement, propre à séduire
le lecteur potentiel. Aussi n'hésite-t-elle pas à
exposer « le préféré du jour »
– si tant est qu'il le soit, vu qu'elle les aime tous –,
à portée de caisse et de regard. Conseillant le visiteur,
lors du paiement de son quotidien, de son magazine, du stylo,
du paquet d'enveloppes ou du bloc de papier à lettre dont
il vient de faire l'acquisition. Au moment précis où
bâille le porte-monnaie...
– Prenez celui-ci. Je vous le conseille. Vous en sortirez
autrement que lorsque vous y êtes entré. Et, avant
que ne se profile le mot FIN, arrivé aux trois-quarts de
votre lecture, vous feuilletterez le peu de pages, qu'il vous reste
à lire. Et, avec regret, vous direz : « DÉJÀ...
!? DOMMAGE ! » Et je vous en proposerai d'autres,
tout aussi beaux. Le merveilleux, c'est un jardin qu'il ne faut
pas laisser en friches. Puis vous deviendrez « addicts ».
Le livre, c'est l'alcool du lecteur.
Marinette ne peut pas s'empêcher
de lire. Elle a d'ailleurs toujours un ouvrage à sa portée.
Qu'il soit dans sa main, dans son sac, dans sa poche, sur sa table
de chevet ou dans son lit...
Ce n'est pas une manie. Encore moins un genre qu'elle se donne.
Pour jouer à « l’intellectuelle ».
C'est un besoin. Et aux heures de moindre affluence, Émile
Tourneur sait, qu'en cachette, assise à même le plancher,
elle lit entre deux présentoirs.
Mais il ne lui en fera pas reproche, tant elle participe à
la réussite de son magasin. Puisque, même s'il leur
en coûte en espèces sonnantes et trébuchantes,
les gens viennent exprès pour elle. Ne serait-ce que pour
s'entendre raconter une belle histoire.
Combien de clients qui, auparavant, ne lisaient pas, se sont mis
à lire, grâce à elle.
Aussi n'est-il pas rare de voir les passants regarder à travers
la vitrine, afin de s'assurer de sa présence. Et en cas d'absence
– ce qui est rare –, le grelot du magasin qui ne grelottera
pas, sera un crève-cœur pour le propriétaire.
Pour l'heure, Marinette, qui vit
chez ses parents, est attablée dans la salle à manger
familiale. Devant elle : magazines et prospectus, qu'elle découpe.
Et qu'elle colle dans un grand cahier munis d'index alphabétiques.
Aujourd'hui, c'est la lettre « D » qui est
concernée. Elle vient juste de coller la photo de Charles
Dickens. Accompagnée de l'image du dernier livre qu'elle
vient de dévorer : Les Grandes Espérances.
Après un bref aperçu de la biographie de l'auteur,
rédigé à l'encre noir, elle énumère
une partie de sa bibliographie, en surlignant de vert, les ouvrages
qu'elle a lus, suivis d'une courte appréciation – Oliver
Twist, David Copperfield, La Petite Dorrit, la Maison d'Âpre-Vent,
sans oublier les aventures de Pip des Grandes Espérances
–, et de rouge, ceux qu'elle compte lire prochainement –
Les Temps difficiles, Le Magasin d'Antiquités et l'Ami commun.
Enfin, elle compose un bref résumé des mésaventures
d'un Pip qui rêve d'échapper à sa triste condition
de forgeron, à laquelle on le destine, afin de devenir un
gentleman digne d’épouser la ravissante Estella, dont
il est épris.
Banlieues misérables, conditions inhumaines, enfer de la
classe ouvrière, ce qui lui plaît chez cet écrivain,
c'est le réalisme de ses récits, avec tous ces héros,
tous ces laissés-pour-compte, tous ces exploités du
travail, qui n'ont que la combine et la resquille, pour se procurer
leur pain quotidien, victimes qu'ils sont des lois édictées
par la bourgeoisie égoïste et tout entière tournée
vers le profit.
« La vie n'est pas facile
pour Pip », commence-t-elle. « Orphelin, élevé
à la dure, comment pourrait-il échapper à sa
triste condition d'enfant de la campagne, destiné à
bientôt devenir forgeron ? Comment réussira-t-il
à forcer le sort, et favoriser ainsi son ascension sociale.... ?»
Il est tard. Ses parents, depuis
longtemps, sont couchés. Et les yeux de la jeune fille, malgré
elle, commencent à se fermer...
Demain sans faute. Demain, elle fera connaissance avec la petite
Nelly et du Magasin d'Antiquités de son grand-père.
Et elle tremblera pour eux lorsque ceux-ci seront en but à
Daniel Quilp, l'affreux nain dont l'abjection n'a d'égale
que sa cruauté.
Des larmes en perspective à verser pour elle.
CHAPITRE 2
Jérôme
Il est doux de caractère. Il est modeste et peu expansif.
Mais prêt à l'écoute. Il est simple et serviable.
Il est d'un naturel généreux. Plaisant et chaleureux.
Dans la rue, on ne peut pas le rater. Tant il est grand. Tant il
est blond. Tant il est beau.
Tel est Jérôme Courcelles. L' ami des petits et
des grands. Le gendre que toute belle-mère souhaiterait pour
sa fille. Mais le jeune homme ne songe guère à fréquenter.
Il n'a que dix-neuf ans. Et il est trop épris de liberté.
Bernadette et Michel, ses parents,
sont Varégeois de pure souche. Et tous deux travaillent à
la poste. Sa mère est au guichet. Son père est facteur. Et
pour rien au monde, ils n'accepteraient de quitter le village qui
les a vus naître. Ce ne sont pourtant pas les opportunités
qui leur ont manqué. Bernadette allant jusqu’à
refuser un poste de receveuse, qui pourtant, lui tendait les bras,
dans une ville voisine. Car, ce que tous deux apprécient
avant toute chose, c'est le contact. Vu qu'ils connaissent tout
le monde. Et que tout le monde les connaît. Et les apprécie.
Toujours un mot aimable de la part de l'agréable guichetière,
à l'intention d'un public venu affranchir une lettre, acheter
un timbre ou déposer un colis.
Toujours à la disposition de ses compatriotes, de la part
de son facteur de mari.
Apporter des médicaments aux personnes âgées
- ce qui ne lui coûte guère, puisqu'il passe chaque
matin devant la pharmacie, et que le pharmacien lui a tout préparé.
Mettre des gouttes dans l’œil de la mamie.
Faire réciter les tables de multiplication à un fils
de paysans bouché à l'émeri.
Proposer des timbres.
Se faire remettre le courrier par un usager handicapé qui
a des difficultés à se déplacer...
Toutes ces prestations, aujourd'hui héritières d'un
temps hélas révolu, étant entièrement
gratuites.
Aussi ne faut-il pas le chanter sur les toits. Et comme les préposés
d'aujourd'hui sont contrôlés et leurs tournées
chronométrées, ces contraintes obligent Michel Courcelles,
à rivaliser d'astuces. Vu que, selon son credo, le rendement
ne doit en aucun cas primer sur l'altruisme. Ce qui est tout à
son honneur. Et il compte bien continuer ainsi, d'autant plus que
pour l'instant, jamais il ne s'est fait prendre.
Quant à Jérôme, le fils, de par son ouverture,
est à l'image de ses parents. C'est la raison pour laquelle,
il est estimé au pays.
Question étude, ce dernier
vient d'échouer à son baccalauréat littéraire.
Et il a du mal à digérer cette déconvenue.
Aussi voit-il avec regret s'éloigner la perspective d'intégrer
une école de journalisme, qu'il appelle de tous ses vœux,
et ce, depuis sa plus tendre enfance. Vu que, passionné de
sport, il souhaite entreprendre une carrière de journaliste
sportif.
Mais rien n'est perdu. C'est la raison pour laquelle, il met à
profit ses vacances pour réviser. Afin d'obtenir le précieux
sésame, qu'il espère obtenir, lors de la cession de
rattrapage de septembre.
Ses parents l'avaient pourtant prévenu
qu'il courait à la catastrophe. Parce que leur fils a une
fâcheuse tendance à la dispersion. La preuve en est,
c'est qu'après des débuts prometteurs en judo, discipline
qu'il a été contraint d'abandonner faute de temps,
il pratique actuellement le football au sein de l'équipe
du village - laquelle évolue en quatrième division,
sans toutefois participer à tous les matches, pour la raison
précédemment indiquée.
Comme on peut donc le constater, notre ami a bien du mal à
se concentrer sur un objectif précis. Ce qui n'est pas son
moindre défaut.
En effet, outre ses études, en supporter de l’Olympique
de Marseille qu'il est, et de par son appartenance au cercle des
Yankees de Champagne, il assiste également à la plupart
des matches de son club favori, au stade Vélodrome... ou
ailleurs - en France et parfois même à l'étranger,
lors des championnats d'Europe.
Partant le samedi matin pour Bar-sur-Aube, en compagnie d' un aficionado
comme lui, possédant voiture et permis, ils prennent tous
deux un car, dès quatre heures du matin, Place de l'Hôtel
de ville ; lequel les conduit tambour battant dans la cité
olympienne. Pour être de retour le dimanche suivant, à
l'aube des sept heures.
« Une véritable épopée ! »
déclare sa mère. « Une vie de patachon »,
comme le répète son père – lorsqu'il
joue l'après-midi, avec L’Étoile de Varèges !
Par contre,celui-ci le laisse faire. Vu qu'il adore à ce
point son fils unique, qu'il s'est résolu, depuis bien longtemps,
à se plier à ses quatre volontés.
Pas de temps-morts donc pour le
fiston. Pas de quoi souffler. Aussi n'est-il pas facile pour lui
d' être en forme et de suivre une scolarité normale.
Et le lundi suivant, n'est-il pas rare pour ses camarades, de le
voir dormir sur les bancs du lycée de Bar. Alors que l'heure
de la récréation a sonné depuis longtemps.
Comme quoi son échec au baccalauréat était
annoncé d'avance.
Pour l'heure, il travaille à
la menuiserie industrielle, car faire partie des Yankees a un coût
non négligeable, qu'il lui faut bien financer. D'autant plus
que ses géniteurs ne l'aident pas. Lesquels sont en outre
fort marris de le savoir sur les routes. Tant ils redoutent d' éventuels
accidents. La jeunesse de Varèges ayant payé en la
matière un lourd tribu, avec la perte de quatre jeunes fêtards,
qui, dernièrement, ont percuté un arbre, de retour
de boîte de nuit. Ce qui n'est pas fait pour les rassurer.
Néanmoins, comme les chauffeurs de cars ne boivent pas, qu'ils
sont deux et qu'ils se relaient, tant à l'aller qu'au retour,
ils ont fini par se raisonner.
Question finance, en effet, la note
est plutôt salée pour le jeune homme. Car, outre l'adhésion
à son club de supporters, il doit également régler
les frais du voyage aller-retour, ainsi que le billet d'entrée
au stade. Sans oublier le repas pris au restaurant du club, le sandwich
du soir et les immanquables verres de bière, ainsi que les
éventuels achats inhérents à la panoplie propre
à tout supporter qui se respecte.
D'autre part, comme il compte bien passer le permis de conduire,
il profite des vacances dont il dispose, petites ou grandes, pour
mettre de l'argent de côté. Tout ceci étant
rendu possible par la grâce d'un employeur accommodant et
ultra conciliant, amoureux fou de football comme lui. Lequel l'encourage
autant qu'il peut. Sa fonction de Président de L’Étoile
expliquant sans doute cela.
Quand on vous disait que l'ami Jérôme a un emploi du
temps de ministre !
S'il advient qu'un jour il vous reçoive dans sa chambre,
nul doute que vous serez surpris par le véritable culte qu'il
voue à l'OM.
Outre les posters de footballeurs de son équipe fétiche
et les affiches qui s'étalent sur les murs, au milieu d'écharpes
et de banderoles, nombreux sont les magazines, ouvrages, albums
et autres brochures entassés plus que rangés, qui,
sous le poids, font plier les étagères jusqu’à
friser l'arc de cercle. Sans oublier sa collection de maillots revêtus
par les plus grandes stars – des répliques pour la
plupart, pendues à des cintres dans un placard aménagé
en penderie, à côté de tee-shirts, de coupe-vents
et de doudounes puis de gants, de casquettes et de bonnets posés
à même sur des rayonnages depuis long de temps saturés.
Ainsi que divers objets exposés derrière des vitrines,
tels que porte-clefs, mugs, verres à bière, sous-bocks,
vide-poches, cendriers, briquets, fanions, trousses, pins, insignes,
bracelets, le tout estampillé « OM »,
sans omettre photos, cartes postales, programmes, anciens tickets
de matches d'anthologie, puis diverses figurines plus ou moins grossières,
à l'effigie des joueurs, ainsi que le célèbre
trophée en miniature de la Ligue des Champions de 1993, remporté
par les Olympiens sur l'AC Milan, au Stade Olympique de Munich,
grâce à la tête victorieuse de Basile Boli. Ce
dont il n'est pas peu fier.
S'il n'y avait que cela ! Mais Jérôme, en irréductible
qu'il est, dort dans des draps également imprimés
« OM ». Sa tête reposant sur des taies
d'oreillers, où il est écrit « Droit
au but », en toutes lettres.
Cela ne s'invente pas !
Aussi la couleur de ses rêves ne saurait souffrir d’aucune
ambiguïté ; lesquels ne pouvant être qu'en
bleu et blanc. Forcément.
Pour l'heure, il est attablé
à la grande table de la pièce familiale commune. Devant
lui : un vrac de magazines et de prospectus, qu'en parties
il découpe. Et qu'il colle dans un grand cahier munis d'index
alphabétiques, intitulé : « OM ANNÉES
1979 – 2000. Il s'est arrêté à la lettre
«L ». Et il vient juste de coller la photo de Jérôme
Leroy, le milieu de terrain natif de Béthune. Accompagné
d'un bref extrait de sa carrière et de son palmarès.
Avec, notamment ses différents passages dans des clubs français
et étrangers, ainsi que ses « stats ».
Sans omettre quelques anecdotes dont Jérôme est amateur.
Car, il adore entrer dans l'intimité des joueurs. C'est la
raison pour laquelle, il a relevé l'une des friponneries
d'un Leroy expert ès- facéties, dont l'une consistait
à s'être fabriqué de faux protège-tibias
en carton, afin de duper les arbitres lors du contrôle des
équipements – en matière d'inconscience, et
pour l'intégrité physique du joueur, on peut difficilement
faire mieux.
Après, à la toute fin du cahier, il n'oublie pas de
mettre à jour le classement de la saison en cours. Ce qui
lui donne l'occasion de calculs innombrables, de supputations fantaisistes
et d' hypothèses extravagantes. « Buts marqués »...
« Buts encaissés »... « Goal
average... » Il compte. Évalue. Se trompe. Recompte.
Tant actuellement, les résultats obtenus sont en dents de
scie. Malgré une victoire encourageante contre Manchester
United, sous l'ère Courbis.
Il rêve. Il souhaite. Il s'attend à une réaction
d'orgueil de la part de son équipe. De façon à
ce qu'elle puisse réintégrer le gotha européen.
Piédestal sur lequel elle était montée. Et
qu'elle n'aurait jamais dû quitter. Alors qu'une possible
rétrogradation se profile à l'horizon. Ce qu'il redoute
par dessus tout. Vu qu'une descente en seconde division entraîne
immanquablement un affaiblissement des appuis financiers avec moins
de subventions de la part de la ville, moins de sponsors, moins
de têtes d'affiche, moins de public et de facto, moins de
spectacle. L'horreur pour les aficionados olympiens.
« Tout, mais pas cela ! », tel est est
leur leitmotiv.
Bref, Jérôme rêve
d'un retournement de situation. C'est la raison pour laquelle il
compte, par sa présence, par ses cris et ses encouragements,
remplir son rôle de « douzième homme »,
afin de stimuler des joueurs en plein doute et leur apporter ce
supplément d'âme qui, grâce à l'effort
des supporters et à son propre investissement va –
il n'en doute pas – les transcender.
Aussi se prend-il pour l' entraîneur actuel – le Brésilien
Abel Carlos da Silva Braga.
Ah ! Si seulement celui-ci consentait à lui prêter
une oreille attentive, cela se passerait autrement. Ainsi, à
sa place, aurait-il fait jouer celui-ci. Retiré celui-là.
Quitte à lancer des jeunes issus du Centre de formation –
il en connaît à qui on a donné leur chance,
par le passé. Mais l'expérience, selon lui, n'a jamais
été menée à son terme. Ce qu'il déplore.
Puis, Untel est trop lent. Quant à tel autre, il est si « perso »,
qu'il joue tout seul. Quant au troisième, qui est incapable
de garder le cuir, il est si rapide que, lors des montées
de balle, ses partenaires peinent à le suivre.
Après, il y a ceux qui courent dans le vide, et qui ne tiennent
pas la distance, et qui n'ont pas quatre-vingts dix minutes dans
les jambes. Enfin, il y a les arrières qui ne montent pas
assez pour soutenir les attaquants. Puis il y a trop de flottements
entre les lignes. Lesquelles sont coupées en deux. Pour les
corners, c'est pareil. Il faut absolument mettre quelqu'un au second
poteau. Il y a Machin qui est « mauvais de la tête ».
Il y a Truc qui tergiverse avant de tirer, et qui se fait chiper
la balle à chaque fois. Enfin, il y a ceux qui sont incapables
de cadrer. Toujours les mêmes ! C'est une véritable
catastrophe. Ce ne sont pas des tireurs. Ce sont des « arroseurs » !
Pan ! À droite. Pan ! À gauche. Pan !
Au-dessus. Sans oublier Chose qui tombe tout le temps pour tenter
d'abuser l'arbitre et bénéficier d'un coup-franc,
qu'il n'obtient rarement. L'homme en noir n'étant pas dupe
– ce qui ne l'empêche pas de recommencer. Las !
le temps de se relever, qu'il y a déjà but contre
son camp.
Ah ! Si seulement, on l'avait consulté lors du mercato !
On n'en serait pas là !
Il est tard. Ses parents, depuis
longtemps sont couchés. Et ses yeux à lui, sont en
train de se fermer.
Suffit pour aujourd'hui. Samedi, il y a match – l'Olympique
de Marseille contre le LOSC étant au programme.
« Trois à zéro » ! C'est
ce qu'il a pronostiqué. Des Lillois, l'OM ne devrait en faire
qu'une bouchée ! Sinon, ce serait la honte.
Et notre ami de pousser la porte
des songes. Où il entrevoit des tas de ballons qui fusent
dans sa chambre. Avec le bruit si caractéristique du filet
qui tremble – le gardien de but n' y ayant vu que du feu.
Et celui des coups de sifflets intempestifs d'un directeur de jeu
virevoltant, tout droit sorti des Ballets Moïsseïev, mêlé
aux hurlements d'une foule déchaînée, foule
dont il fait bien évidemment partie.
CHAPITRE 3
Marinette au lac
Nous sommes en août. Comme les précédents jours,
Marinette ne sera pas à la Maison de la presse aujourd'hui.
Celle-ci vient de temporairement fermer ses portes. En cause :
les congés annuels. À charge pour les Varégeois
de se rendre à la ville voisine pour des emplettes de première
nécessité. Mais le manque de stylos à racheter,
le besoin urgent d'enveloppes ou de papier à lettres à
se procurer, ou bien encore l'achat de magazines, attendront. Quant
aux deux quotidiens « Libération Champagne »
et « L’Est-Éclair », la boulangerie
du village en ayant accepté le dépôt, les lecteurs
ne seront pas privés de leurs chères nouvelles.
La jeune fille, chapeau de paille
sur la tête est en train de regonfler les pneus de sa bicyclette.
Dans ses sacoches, outre « Marie des Varennes»
de Claude Berthelet, l'écrivain local, elle a emporté
une bouteille d'eau minérale, un repas froid ainsi que des
serviettes de plage, une brosse à cheveux et des vêtements
de rechange, car elle a l'intention de joindre l'utile à
l'agréable en se baignant. Tant la journée d'aujourd'hui
a été chaude.
Il est dix-sept heures. En route pour Méraulot et la plage
du Lac du Levant.
Elle apprécie ces promenades à bicyclette, le soir,
à l'heure où la chaleur observe une mini-trêve.
Même si, après coup, cela l'oblige à un retour
nocturne. Mais cela ne la dérange pas. Vu qu'elle n'est pas
peureuse. D'autant plus que, sur sa route, elle a parfois la chance
de croiser chevreuils, renards ou sangliers, dont les yeux luisent
dans les fossés à la lumière de l’unique
phare de son vélo ; lequel, contrairement à la
plupart des deux-roues, est particulièrement puissant.
Toutefois, ce à quoi elle ne songe pas, étant d'humeur
inconséquente, c'est qu'elle pourrait crever. Ce qui la contraindrait
à rentrer à pied – une quinzaine de kilomètres,
au bas mot. Car, coller une rustine à une chambre à
air endommagée, en pleine nuit, et au bord d'un fossé,
relèverait de la gageure. Même avec un kit de réparation.
Même par temps de lune ronde.
Sans compter les éventuelles mauvaises rencontres qu'elle
serait susceptible de faire. Si tant est que les nombreuses pièces
d'eau, qui font le charme de notre belle région tournée
vers un tourisme non seulement régional mais également
étranger, n'attirent pas toujours des personnes bien intentionnées.
Malgré tout, s'il fallait songer à tous les malheurs
qui pourraient arriver, autant rester chez soi. C'est ce qu'elle
se dit bien des fois, pour répondre aux craintes maintes
fois formulées par ses parents. Ce qui, hélas pour
eux, ne l'empêche pas de récidiver.
La jeune fille de mener bon train.
Corsage au vent. Et chapeau de paille sur la tête, retenu
par un cordon jugulaire, pour éviter de le perdre en cours
de chemin. Avec pour seul bruit, le roulis feutré de la gomme
sur l'asphalte.
Dans trois quarts d'heure-une heure, elle sera sur la plage. Heure
tardive pour des vacanciers qui, après avoir plié
bagage, commencent à rejoindre leurs tentes, leurs caravanes
ou leurs gîtes, libérant ainsi les lieux. Au grand
bonheur de celles et de ceux qui veulent profiter du fabuleux spectacle
du soleil couchant et de ses reflets fardant la surface du lac.
Il fait encore clair. La nuit ne tombera pas avant dix heures. Aussi
aura-t-elle le loisir de se plonger, non seulement dans l'eau mais
aussi dans le roman qu'elle a emporté.
La Nationale... Personne au Stop
– c'est rare. Elle peut traverser. C'est qu'il faut faire
attention. Les automobilistes roulent comme des fous... Rue de L'Armée
du Général Pommard... Le pont où paresse une
Verste, au cours indolent, freinée qu'elle est, par les callitriches
et autres lentilles d'eau qui encombrent son lit... Tout droit...
Toujours tout droit... Elle laisse de côté la pharmacie
Dandrède, puis la rue Delmasse... Attention, autre point
névralgique, face au Garage Peugeot... ! La Nationale,
qu'elle doit de nouveau couper pour prendre la route de Puygras,
via la rue D'Embleuse... Personne devant, personne derrière
– quelle chance ! –... Voilà qui est fait...
Après, c'est du petit lait. Le pont du cimetière à
gauche... La scierie à droite... La rue des deux Hospices
qu'elle laisse de côté, puis le golf du Prieuré...
Ensuite, c'est le domaine de la grande forêt... Pédale
Marinette... Pédale... La jeune demoiselle a de bonnes jambes...
Elle passe entre l' Étang de la Caille et celui de Monplaisir...
Dépasse La Folie Templière... Arrive au Carrefour
du Bercail avec sa Maison du Pâtis, l'ancienne ferme champenoise,
qui vante les curiosités locales en proposant, outre de nombreuses
expositions, des produits artisanaux, ainsi que de la documentation
et des informations touristiques... Ensuite, c'est la Route forestière
des Chevaliers à droite... Puis l'ancien pavillon de chasse
à gauche... Elle passe entre Le Lac de L'Azuron-Chevalier
et l'Anse aux Pierrots… Enfin, Méraulot et le Lac du
Levant ! Son camping... Sa plage... Ses snacks... Ses restaurants...
Ses magasins qui vendent cartes postales, souvenirs, bouées,
matelas pneumatiques gonflables, et nécessaires de baignade...
Ses aires de jeux, de farniente et de pique-nique.
Dans l'eau, deux ou trois pédalos se sont endormis, comme
retenus par du ruban adhésif, une demi-douzaine de baigneurs
qui profitent encore des derniers rayons du soleil, en effectuant
encore quelques brasses apathiques, puis les cris aigus d'enfants
surexcités... Tandis que d'aucuns, chair de poule, corps
bleu de froid, dents qui claquent, dos et jambes de sable encollés,
regagnent précipitamment le bord engazonné, pour se
sécher, dans de grandes serviettes de bain. Le tout sous
l’œil vide de ces quelques ceux qui se demandent en bâillant,
ce qu'ils vont manger ce soir.
Trop de monde encore pour elle. Trop d'agitation aussi. Notre amie,
de ne pas s'attarder et d'emprunter le chemin du Fort Saint Preux,
de l'autre côté de L’Aiguille aux Moines, un
endroit peu fréquenté, car plus à l'écart.
Zut ! Encore des gens qui ne sont pas pressés de déguerpir.
Aussi choisit-elle de continuer jusqu'à l'Anse de Paty, près
de la Presqu'île de la Petite Rome....
Ouf, le silence ! Enfin !
Marinette a chaud, qui vient d'appuyer son vélo contre un
arbre. Elle étend sa serviette par terre, sort son livre,
se dévêt et se retrouve en maillot de bain. Puis plonge
timidement un orteil dans l'eau froide. Le passage brutal entre
le chaud et le froid la saisit. Il faut y aller prudemment. Ce qu'elle
fait. Elle patiente. Le temps de laisser son corps prendre la température
du bain. Elle qui, tout à l'heure, était en nage.
Elle mouille bras et jambes. S'administre deux ou trois claques.
Voilà ! C'est mieux à présent. Puis elle
s'allonge à la surface de l'eau, regard pointé sur
un soleil qu'elle entrevoit au travers de ses cils.
Moment de détente, de sérénité et de
silence, qu'elle aimerait partager. Mais avec qui ? À
part ses bouquins, Marinette n'a pas d’amies. C'est peut-être
une des raisons pour laquelle elle est devenue une « boulimique
de lecture ». Car, un livre, c'est toujours une compagnie.
Un ersatz à l'ennui et à la solitude, en quelque sorte.
Elle effectue quelques brasses.
Puis, fraîche comme une rose, bien qu'un peu fatiguée
et par les kilomètres et par l'effort, la voici qui s'enroule
dans sa serviette, se sèche et se change. Avant d'entamer
le premier chapitre de Marie des Varennes, la vie d'une naine, qui
devient rapidement la souffre-douleur de la jeunesse cruelle et
désœuvrée d'un village de l'Aube reculée.
Le style est simple, émouvant et sans fioritures. Propre
à toucher la sensibilité de la jeune lectrice.C'est
en effet le genre de récit qu'elle affectionne. Tant elle
est sujette à un sentimentalisme exacerbé. Prenant
toujours fait et cause pour l'humanité fragile. Et montant
sur ses ergots dès que le faible est en but à la bêtise
et à l'injustice. Ce qui est le cas dans ce roman, qui tant
lui plaît, qu'elle en oublie de s'alimenter, oubliant le petit
en-cas qu'elle avait pris soin d'emporter dans l'une de ses sacoches.
Mais peu lui chaut. Ce dernier ne risquant pas de refroidir...