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LES BECS BRÛLANTS
ou
LES UREBECS
Christian Moriat
CHAPITRE 7
L'annonce de Monseigneur l’évêque
Comme l'anarchie règne au village, Monseigneur
Legendre, qui en est informé, de s'émouvoir de cette
fâcheuse situation. Aussi, afin de bien saisir ce qui se passe
encore dans le Varègeois, a-t-il convoqué le curé
Fléchelle, afin qu'il lui fasse un rapport circonstancié,
sur un sujet qui le préoccupe au plus haut point. D’autant
plus qu'il craint pour une dîme que les contribuables vont
bien avoir du mal à acquitter cette année. Au train
où vont les événements.
Ce dernier de ne pas se faire prier. Allant jusqu'à relater
l'échec de l’exorcisme par lui prononcé, sur
les lieux mêmes où les esprits maléfiques donnent
libre cours à leur extravagance.
Après s'être fait expliquer
le déroulement de la cérémonie, avec l'énumération
des divers cantiques qui avaient été chantés,
des différentes prières qui avaient été
récitées et des diverses paroles prononcées
par le prêtre, le haut dignitaire ne trouvant rien à
redire sur la qualité de l' intervention, de se montrer dubitatif
quant à la réponse à apporter, tant son subordonné,
semble, avoir fait preuve de maîtrise et de savoir-faire.
En d'autres termes, peut-on faire davantage que ce qui a été
fait ? Puisque tout a été accompli selon les
règles propres à cette si particulière
pratique ? Visiblement, et pour une raison qui, à tout un
chacun échappe, le Tout-Puissant, actuellement, a détourné
son regard de ce petit village de Champagne. Et, de facto, n'en
assure plus la protection. Au grand dam de la gent vigneronne.
- Monseigneur, je ne comprends pas,
se plaint le doyen. Peu après mes adjurations, si les eumolpes
ont bel et bien quitté l'endroit, quinze journées
plus tard, ceux-ci reviennent et redoublent de violence. C'est comme
s'ils cherchaient à se venger, de ce que mon intervention
leur a fait subir. Même que celle-ci n'a fait que renforcer
leur pouvoir de destruction.
- Monsieur le curé, lui répond son supérieur,
il ne faut pas sous-estimer les forces du mal. Nul doute que vous
leur avez porté un coup. Seulement, celui-ci n'a pas suffit.
À l'image du boxeur qui s'écroule, momentanément
assommé, puis qui se relève quelques instants plus
tard, avec des forces neuves... Vous avez à faire à
forte partie. Et, si je puis me permettre, peut-être auriez-vous
dû récidiver ? Pensez à Pénélope,
la fidèle, tissant le jour, et vingt années durant,
le linceul destiné à envelopper le corps de Laërte,
son beau-père, quand il viendrait à mourir, et la
nuit, défaisant son ouvrage, dans l'attente du retour
fort improbable d'Ulysse, son époux bien aimé, parti
à la guerre, afin de tromper les avances de ses prétendants,
qui lui avaient malignement annoncé sa mort et qui la pressaient
de les épouser : « Cent fois sur le métier,
il convient de remettre son ouvrage. » Elle a eu raison
d'y croire. Car elle avait la foi. Or, la foi est capable d'abattre
des montagnes.
- J'y ai bien songé, reconnaît-il.
C'est la raison pour laquelle j'ai proposé aux vigneux de
récidiver. Toutefois, ils me l'ont déconseillé,
prétextant qu'il était trop tard, vu que leurs vignes
sont pratiquement détruites. En outre, je dois avouer qu'entreprendre
une nouvelle tentative serait au-dessus de mes forces. Tant j'y
ai mis de force et de conviction pour accomplir cet acte. Vous n'êtes
pas sans ignorer que le recours à l'exorcisme, lorsque celui-ci
est bien pratiqué, épuise celui qui le prononce. Tel
a été mon cas. Puisque, j'avais été
remué à un point tel, que de fortes fièvres
en avaient résulté. Même que, conséquemment,
j'avais dû m'aliter.
Le prélat de lui rappeler que,
d'autres, bien avant lui, ont dû lutter contre les nuisibles.
Et qu'il convient de faire preuve de vaillance et d'énergie
dans ce terrible combat livré contre le mal.
En 1120, notamment, dans le diocèse de Laon, l'évêque
Barthélemy n'avait-il pas été dans l'obligation
d'excommunier mulots et chenilles, qui avaient dévasté
les champs, après les avoir déclaré maudits ?
N'avait-il pas non plus renouvelé l'anathème à
l'encontre de mouches par Satan envoyées ?
Enfin, le grand Saint Bernard en personne, le moine cistercien de
la « Claire Vallée », fils de Tescelin
Saurel, chevalier du duc de Bourgogne et de dame Aleth de Montbard,
n'avait-il pas eu maille à partir avec elles, quelques années
plus tard ?
- Souvenez-vous de 1124, enchaîne-t-il, pour lui rafraîchir
la mémoire... Lors qu'il devait se rendre à l' abbaye
de Foigny, nouvellement construite, voilà qu'une invasion
de mouches avaient fait irruption dans l'église, la veille
de la consécration. Or, y menant grand tapage de par leur
assourdissant bourdonnement, celui-ci, craignant pour le bon déroulement
de la cérémonie, les excommunia purement et simplement.
Ce fut radical. Le lendemain, d'aucuns furent bien étonnés
de voir les insectes joncher le sol. Raides morts... Il n'y avait
plus qu'à faire balayer les dalles par les clercs. Comme
quoi, avant vous, il y a eu des précédents et la chasse
aux démons peut, en cas de renouvellement, connaître
d'excellents résultats. Néanmoins, je n'aurais pas
dû vous autoriser à un rituel qui requiert beaucoup
d'expérience. N'y voyez aucune offense. Je pense, toutefois,
que vous n'aviez pas assez de pratique.
- Je ne suis pas Bernard de Fontaine, notre bien vénéré
moine bourguignon, répond-il tout contrit.
- Sans doute. Mais, avant le miracle du moine du Val d'Absinthe,
je tiens également à vous rappeler que Yahvé,
d'après le Livre de l'Exode, avait infligé dix plaies,
à l’Égypte, afin de punir Pharaon, qui retenait
les Hébreux en esclavage. Dont des invasions de grenouilles,
de moustiques, de mouches, de poux et autres sauterelles. Autrement
dit, vos Varègeois ne sont pas les seuls à être
incommodés par de sataniques bestioles.
- Entendriez-vous par là, Monseigneur, que Dieu ayant été
au fait de quelconque méfait commis par ma communauté,
et inconnus de moi, aurait voulu la châtier ?
- Pourquoi pas ? Vous devriez le savoir, vous qui êtes
leur objecteur de conscience.
Le doyen de reconnaître qu'
il y en a bien qui ont avoué quelque travers, sous couvert
de la confession. Mais ses paroissiens ne sont pas plus pécheurs
qu'ailleurs.
- Monsieur le curé, votre chauvinisme excessif vous égare
! Gardez-vous de vos certitudes. Peut-être ne vous disent-ils
pas tout, laisse encore entendre le prélat.
Ce qui a le don de piquer notre curé. Et de le culpabiliser.
N'aurait-il pas fait preuve de trop d’indulgence ? Monseigneur,
le jugerait-il trop mou ? Ses ouailles ne le prendraient-il
plus au sérieux ? Il est vrai qu'il n'est plus tout
jeune. Et que la routine, peut-être, l'aura ramolli ?
Quoi qu'il en soit, il se promet que, dorénavant, il sera
plus attentif quant au choix des pénitences infligées
à ses ouailles. Néanmoins, force pour lui est d'admettre
que l'exorcisme a été marqué du sceau de l'échec.
Et il s' en veut d'avoir failli.
Puis, il prend conscience qu'il est peut-être plus facile
pour ses paroissiens - sous réserve de bonne et sincère
repentance de leur part -, de se préserver de la colère
du Très-Haut, s'ils veulent vaincre la perversité
des puissances sataniques. Aussi, se promet-il d'être plus
vigilant à l'avenir. Et de repenser le « tarif »
des pénitences. Lesquelles ne sont pas assez sévères,
si on les compare à celles qu'infligent ses collègues.
En d'autres termes, le curé Fléchelle se sent trop
magnanime.
Malgré tout, sur le sujet, Monseigneur Legendre de le mettre
en garde contre une réflexion qui mettrait en doute la puissance
du Seigneur face à l'attitude ô combien néfaste
du prince des démons. Le premier ne voulant que le bien de
l'homme, sa créature. Or, si celle-ci a fauté, sa
faute lui sera pardonnée, contre sincère repentance,
indépendamment de la valeur de la pénitence par le
confesseur infligé; que celle-ci soit ou non d'importance.
Car, et toujours selon lui, seule importe l'honnêteté
en attitude et en paroles. Or, il n'y en a qu'une qui compte. C'est
la prière.
- On m'a rapporté aussi, ajoute l'évêque, que
des vols entre vignerons ont été commis. Est-ce vrai ?
- Très peu, minimise le doyen, particulièrement étonné
qu'il soit au courant.
Aussi s'empresse-t-il de répondre à l'allégation,
en affirmant que le « voleur », en l’occurrence
le dénommé Armand Lécuyer, après remontrance
de sa part, puisque c'est de lui qu'il s'agit, a fait amende honorable,
puis, faisant preuve de remords, de lui-même, il a restitué
les biens dérobés à son voisin, le sieur Sautriot.
Comme quoi, tout est rentré dans l'ordre.
- Faites preuve de prudence, avertit son supérieur. Que cela
n'aille pas plus loin.
Malgré tout, devant l'ampleur, l'urgence et la gravité
de la catastrophe qui frappe Varèges, ce dernier de décider
de porter l'affaire des becs brûlants, cause de malignité
et d'insécurité, devant les tribunaux.
Ce qu'il va faire, sans plus tarder,
déclare un colporteur pris de chaleur ; lequel vient
de retirer sa houppelande.
C'est sur le mail des Charmilles à Troyes,
sur une estrade dressée en plein air, comme il est procédé
en pareil cas, que va s' ouvrir le procès des urebecs, à
l'ombre des arbres de justice.
Nous sommes au mois de juin, au matin. Il fait déjà
chaud. Et le tout vigneron vérègeois est présent
qui, ce jourd'hui, ne se rendra point aux vignes, curieux qu'il
est de suivre les débats de la docte « assemblée
ecclésiastico-judiciaire. »
Car, ce jour est spécial, puisqu'il est consacré à
diverses procédures, dont les accusés sont des animaux.
Sous prétexte que tout être vivant ayant une âme,
celui-ci a pour principe moral d'obéir au droit et d'y répondre,
en cas de grave manquement. En vertu du Livre de L'Exode, selon
lequel il est écrit : « Si un bœuf encorne
un homme ou une femme et cause sa mort, le bœuf sera lapidé ».
(Ex 21.28) Même qu'il a été explicitement précisé
que « l'on n'en mangera point la viande, mais que le propriétaire
du bœuf sera acquitté »
Toutefois, au grand dam des vilains de Varèges, venus tout
exprès, on leur apprend qu'avant de traiter l'affaire des
« becs brûlants », ceux-ci doivent s'armer
de patience, car les juges, en effet, ont le devoir de préalablement
statuer sur trois cas particulièrement douloureux. Il s'agit
de trois animaux - l'ânesse de Vaudes, le mainate du sieur
Méralonio bateleur de foire du Trentin-Haut- Adige, et la
truie de Troyes -, lesquels ont commis des actes d'une exceptionnelle
gravité.
C'est d'abord le tour de l'ânesse...
Après que l'Official de Troyes eût instruit l'affaire
de l'aliboron de Vaudes, la bête en question est priée
de comparaître devant le tribunal. Jehan Le Moëlle, magistrat
licencié en loi et désigné par Monseigneur
l'Évêque, pour y exercer les fonctions de juge, la
fait mander. Celle-ci, extraite manu militari du cachot dans lequel
elle avait été encellulée, de se présenter
de mauvaise grâce, après force ruades, grognements
et tapages à l'égard de ceux qui la poussent, la tirent
et la traînent contre son gré. Ce qui ne manque pas
de faire mauvais effet sur Ghislain Gerbois, le curateur et Arnaud
Couturier, avocat, tous deux désignés, après
avoir prêté serment en vue de présenter la défense
de l'ânesse, « avec zèle et probité
».
Les débats sont contradictoires.
D'un côté, il y a les époux Tourneux Ghislain
et Dutertre Margaux, femme Tourneux, tous deux propriétaires
du bestiau, et paysans à Vaudes. De l'autre, la plaignante,
une pucelle répondant au nom d'Isabelle de Taingry, fille
du comte Arnaud de Taingry et de sa vénérable épouse
la comtesse, née Blanche de Bellœuvre, honorablement
connus dans la communauté vaudoise, qui réclament
réparation pour l'agression dont a été victime
leur fille, « vilainement mordue », par le
« déplaisant animal ». Lui laissant au bras
droit, une marque indélébile.
Comme le forfait a été
accompli sans témoin oculaire, à part ses parents
qui, présentement se trouvaient sur les lieux. Il s'agissait
en effet d' un pré à l'écart d'une route, en
bordure d'un chemin de terre désert. Aussi est-il mandé
à la jeune damoiselle de faire la preuve de sa bonne foi
en montrant son bras - ce dont elle s'acquitte en relevant fort
pudiquement la manche d'un corsage, sous sa robe dissimulé
- où l'on perçoit encore nettement la trace des dents
laissées par le machiavélique beutiau.
Elle explique, qu'ayant voulu offrir du pain à l'ânesse,
dont la tête dépassait de la clôture d'un pâtis,
cette dernière, telle une meurt-de-faim, de lui attraper
le membre supérieur droit en même temps que le pain,
pour la mordre jusqu'au sang. Peu désireuse de la lâcher,
c'est le père de la jeune fille qui, armé d'un bâton
l'en délivra. L'équidé, abondamment frappé,
consentant à enfin céder, puis à s'enfuir,
en faisant trois fois le tour de l'enclos en brayant comme une possédée,
tout en exerçant fort peu courtoisement plusieurs levées
des ses membres postérieurs, de manière à montrer
fort inélégamment son arrière-train afin de
montrer son mépris. Quant à la malheureuse victime,
qui n'avait plus que ses larmes pour pleurer, c'est le docteur Jehan
Depoix à cet effet consulté, qui lui apporta les premiers
soins. Lequel, bien entendu de venir à la barre, confirmer
la blessure.
La défense, après avoir
plaidé l'espièglerie de la bête et son manque
d'éducation, en raison de son jeune âge - deux ans
-, ainsi que les rages de dents, dont elle est coutumière,
selon les époux Tourneux, puis, celle de la solitude - la
pauvresse étant seule dans son pré, sans mâle
pour lui tenir compagnie -, en est pour ses frais, puisque, après
de rapides débats, elle est condamnée à être
édentée par l'exécuteur des hautes œuvres,
venu tout exprès de la ville de Paris. Et à passer
le restant de ses jours solidement attachée avec une corde
de moins d'une toise et demie de long, de façon à
ce que la faiblesse de l'allonge ne l'autorise plus à renouveler
son acte mauvais. Quant à ses propriétaires, ils sont
condamnés à verser une lourde amende à régler
à la plaignante d'une part, et à l’évêché
d'autre part. Et ce, dans les plus brefs délais. Puis d'acquérir
un compagnon dans le mois qui suit, afin de mettre un terme à
sa solitude.
Côté défenseurs de l'équidé, on
se montre satisfait de la sentence, car ils ont fait éviter
à celui-ci l'encourt de la peine capitale, contrairement
à la famille du Comte, qui repart dans ses terres, fortement
mécontente, pour cause de frustration.
- Affaire suivante ! s'écrie le greffier.
Celle-ci est beaucoup plus sérieuse.
Il est en effet question d'une truie mangeuse d'enfants, en la ville
de Troyes.
Voici le résumé des faits :
Il était quinze heures trente environ, lors que, Émile
Bécart et dame Berthe, fille Chanterau, délaissèrent
momentanément leur logis, afin d'assister aux vêpres,
en l'église Saint Nicolas. Tout près. C'était
sans compter qu' « une truie au groin plus noir que suie »
eut la malencontreuse idée de s' échapper de la ruelle
des Chats, où elle exerçait son louable métier
d'éboueuse. Laquelle se rendit tout de go au domicile des
époux Bécart, rue de La Pierre, dont la fenêtre
basse était entrouverte et sous laquelle se tenait un berceau,
où dormait paisiblement l'enfant Bécart Jeanne, placée
sous la surveillance de Pierrette, sa sœur aînée,
âgée de neuf ans. Or, la fillette ayant été
étourdiment appelée chez une petite voisine, pour
jouer à la « cabane de couvertures »,
elle commit l'irréparable, en laissant sa cadette toute seule.
Le dit pourceau, qui n'attendait que cela en profita pour s'introduire
clandestinement au logis des époux Bécart pour défigurer
et « manger gloutonnement » le visage et la
gorge de la petite endormie. Celle-ci, tout naturellement, de se
mettre à crier de douleur. Aussitôt alertée,
en vain, Jeanne de se précipiter. Las ! Il était
trop tard. La bête venait d' accomplir son horrible forfait.
Laquelle - ce qui traduit la preuve de sa scélératesse
-, fort peu encline à accepter d' endosser son crime, de
commettre la bassesse de s'enfuir, en prenant le même chemin,
poursuivie par l'aînée et par une foule de gens mis
rapidement au courant de par les cris de la jeune pucelle. Lesquels,
après avoir longuement couru pour la rattraper, finirent
par la coincer rue des Mauvaises-paroles, où elle s'était
réfugiée derrière une porte-cochère.
Pour être immédiatement arrêtée, puis
sur le champ incarcérée par deux arquebusiers, aussitôt
alertés.
Inutile de préciser que la bête avait pour le moins
le diable au corps.
C'est cette horrible créature qu'on entend grogner, en ce
moment, poussée et tiraillée qu'elle est - à
l'image de l'ânesse de Vaudes -, par les aides du bourreau.
Lesquels ont fort à faire avec elle. Vu qu'elle freine des
quatre fers, pour ne pas publiquement comparaître, tant la
honte de lui monter au visage. Mais, comme l'animal est rose, cela
ne se voit point.
- Faites-moi taire cette truie, s'énerve le juge. On ne s'entend
plus.
Aussi et au risque de se faire mordre, lui glisse-t-on derechef,
une solide muselière de cuir. Ce qui n'empêche guère
les vives récriminations de la criminelle. Laquelle de bruyamment
bougonner dans sa barbe.
Après avoir rapidement relaté
les faits, écouté des avocats qui font montre d'impuissance
quant à lui trouver d'atténuantes circonstances, tant
l'infraction est monstrueuse et tant la bête se montre si
peu coopérative, la séance est écourtée
en raison du tapage par elle mené, et à cause de la
chaleur qui transforme la capitale de la Champagne en une véritable
fournaise.
Aussi prompte à tomber, est la sentence :
- Levez-vous commande le juge à l'assemblée.
Chacun de s'exécuter...
- Étant donnés les faits
effroyables pour lesquels tu t'es rendue coupable, et compte-tenu
que les animaux, comme tous les êtres vivants, possèdent
une âme, et qu'ils sont donc responsables de leurs actes,
prend-il soin de rappeler, nous te condamnons à être
pendue et étranglée jusqu'à ce que mort s'ensuive,
par le maître des hautes œuvres, « en une
fourche de bois joignant des fourches patibulaires », en lieu
et place du Marché au blé. Jusqu'à ce que corbeaux
et corneilles s'en repaissent. De manière à servir
d'exemple. Qu'on emmène la bête !
Et le dit beutiau, de force, d'être emmené. Sans toutefois
prendre conscience du sort qui l'attend. Occupé qu'il est
à tenter d'arracher sa muselière, à l'aide
de ses sabots et onglons.
- Affaire suivante !
Après un temps d'attente relativement
long, on voit enfin apparaître un couple - un homme démesurément
petit botté et chapeauté par rapport à une
femme plutôt grande au crâne « foulardisé »
-, en train de se chamailler. Il fait tant de bruit que le juge
est obligé de crier plus fort que lui pour réclamer
le silence. Le premier porte un mainate attaché par une chaînette
autour de son poignet. La seconde, une gibecière et un bâton
de marche. Laquelle venant de se découvrir malgré
la chaleur, par respect pour les autorités qui composent
le tribunal.
Une fois le calme revenu, le principal magistrat d'expliquer les
tenants et aboutissants de l'inculpation :
- Ont été appelé à comparaître
d'une part Méralonio Giuseppe, bateleur de foire de son état,
et originaire du Trentin, nommé l'accusé, et Bréchut
Jacquette, le témoin, faisant profession de blanchisseuse
en nore bonne ville de Troyes.
Femme Bréchut, à toi la parole !
- Hé bien, voilà messire juge... Un jour où
je lavais mon linge au lavoir du château, j'ai vu passer Méralonio,
ce galapiau, avec sa femme, une abominable drôlesse. L'homme
portait son mainate sur l'épaule - cet animal du diable.
Et celui-ci, dès qu'il m'aperçut, de brailler à
tous les échos : « À bas le roy! À
bas le roy ! » Le tout sur le ton de la moquerie.
L'assemblée, aussitôt, de laisser échapper un
« Oh! », à la fois de surprise et d'indignation.
Tant est que des mainates-parleurs, personne, à ce jour,
n'en a jusqu'à ce jour rencontrés. Ce qui, cependant
ne les empêche pas de rire sous cape. Vu que si on dit que
la vérité sort de la bouche des enfants, celle-ci,
pour une fois, serait sortie du bec d'un oiseau ? On demande
à voir. Ou plutôt à entendre. Tant cette allégation
relève du miracle. Pour ne pas dire « de la sorcellerie ».
Mais, pour l’heure, le volatile de se la jouer « motus
et bec cousu ».
Quant au Trentin, et à la Trentine, ceux-ci de vivement protester
:
- C'est faux! En plous comment qu'él aurait pou entendre
mon noiseau ? Té ! Vou qu'elle est sourde.
- Le noiseau est correct. Si. Confirme la femme.
(Rire plus franc de la foule.)
Celle-ci se sentant piquée de coller un magistral aller et
retour au malheureux Giuseppe, qui regardait ailleurs. À
un point tel qu'il en a tout le chef ébranlé. Tant
dame Bréchut a les mains taillées comme battoirs.
Et les bras potelés comme tonneaux à vin.
Or, ce dernier, après avoir recouvré ses esprits,
de se préparer à la réplique. Mais, et fort
heureusement pour la plaignante, il en est rapidement empêché
par deux gens d'armes qui parviennent à le ceinturer avec
difficulté, tant l'outrance qui le révolte, le rend
nerveux. Ce qui n'empêche pas son épouse, dame Méralonio
Cornelia - le temps n'étant plus à la querelle, d'avec
son cher et tendre -, de s'en prendre de manière vindicative
au chignon de la femme Bréchut qui, ne s'attendant point
à une telle riposte, de répliquer des mains, de la
langue et des pieds. Au grand dam d' une bête qui, terrorisée
par le tragique de la situation, de se mettre tout de go à
battre des ailes, puis à hurler : « À bas
le roy! À bas le roy ! »
Ce qui, une fois surprend grandement la foule, qui, comme précédemment
précisé, était loin d'imaginer qu'un oiseau
puisse avoir l'usage de la parole. Le tout avec l'accent en usage
dans la communauté passeriforme du Trentin-Haut-Adige. Nul
doute que l'animal, noir comme le péché, est ensorcelé.
« Qui parle ainsi ? » se demande la multitude.
Sinon le diable en personne, qui a emprunté la voix du volatile.
Le pouvoir de Satan étant sans limite aucune, qu'il est capable
de prendre tous les dialectes du monde entier, ainsi que tous les
accents.
- Voyez bien, répète la blanchisseuse. J'avais raison,
qu'elle fait en se retournant, pour prendre la foule à témoin.
- La preuve en est faite, dit le juge. Point ne sera fait appel
à la défense tant démonstration est probante
de la culpabilité des accusés - les bateleurs de foire
d'une part et le sinistre animal d'autre part.
Puis, après un rapide conciliabule avec les confrères
qui siègent à ses côtés, le haut magistrat
de décider ce qui suit :
- L'oiseau, ci-nommé Gracula religiosa, ayant langue bien
pendue, il la lui sera coupée par l'exécuteur. Quant
à - Méralonio Giuseppe et son épouse, ils sont
tous deux condamnés à un mois d'encellulement, pour
avoir fait apprendre des obscénités à un pauvre
innocent qui n'a pas même conscience de qu'il dit.
Hélas, pour nos forains, ceux-ci ont beau se démener,
vitupérer, tempêter, qu'ils sont pris sous les aisselles
de gaillarde manière, pour être derechef emmenés
par les gardes; lesquels les conduisent en des lieux où ils
auront tout loisir de se repentir. Quant au « beutiau »,
il est rapidement évacué par l'un des sergents ;
lequel vient d' empoigner la chaîne qui le tenait attaché
au poignet de son maître, pour l'encager de forte manière.
Puis, après s'être essuyé
le front tant il fait chaud, le juge de décider d'instituer
une pause.
- La séance est suspendue, clame le greffier, comme en écho.
Celle-ci reprendra à quinze heures avec Monseigneur Legendre
en personne. Lequel tient à honorer le tribunal de sa présence.
Voilà comment, à cette
époque-là, on ne se contentait pas seulement de juger
les hommes. Mais, tout insecte et tout animal, devait également
répondre de ses actes devant la justice. C'est ce que le
colporteur conclut en se levant de sa chaise, tant il a de fourmis
dans les jambes. Mais personne, pour l'heure, n'a autorité
sur elles pour les inculper. Ce que le législateur n'a pas
encore prévu.
À SUIVRE
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