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............ET MON CŒUR DE BATTRE
COMME UN JOLI P’TIT TAMBOUR
Christian Moriat
CHAPITRE 26
LA DERNIÈRE DU GRAND VERGEOT
Ran ran… rapataplan ! Ran ran… Et Plan plan plan plan
plan plan plan !
Il est six heures du soir. Je suis rue Maugaley. Près de la
grèterie. L’endroit est peu fréquenté.
Et il y fait sombre. Malgré un pauvre réverbère,
planté au milieu de nulle part. Et qui offre une lumière
épisodique - problème d’ampoule, sans doute.
Comme Miette a tenu à m’accompagner, je lui propose de
lire l’arrêté de monsieur le maire. Celui qui a
déjà fait l’objet d’une annonce, hier, par
ma mère. Mais peu importe ! Mieux vaut deux fois qu’une.
On ne craint pas les redites.
La petite, ravie de cet honneur, vient de s’avancer au milieu
de la chaussée. Tandis qu’une fois mon ra de tambour
terminé, je m’écarte légèrement.
Pour la mettre en valeur. Car, tous les deux, nous aimons les mise
en scène.
- Autant préciser qu’en ce lieu quasi désert,
personne ne sortira sur le pas de sa porte. Mais cela n’a aucune
importance. Car, pour nous, il s’agit d’un jeu. Beaucoup
plus intéressant que celui de l’imprimeur ou de la marchande,
par exemple, où on est claquemuré à l’intérieur
de nos chambres. Là, au moins, en pleine rue, on est comme
des acteurs qui donneraient une représentation. Et peut-être
qu’avec un peu de chance, il y en aura bien un ou une qui, poussé
par la curiosité, viendra nous écouter.
- AVISS À LA POPULATION !,
qu’elle commence. Monsieur le maire tient à rappeler
à la population, qu’il est interdit de brûler des
ronces sur le territoire de la com…
Elle n’a pas le temps de terminer sa phrase que je me sens happé.
Puis rapidement et violemment entraîné dans l’obscurité
du buisson qui se trouvait derrière.
Tonnerre ! Le grand Vergeot et sa bande d’apaches… !
Échange de claques. Échange de coups. Je me débats
comme un beau diable ! Mais qu’est-ce qu’on peut faire
quand on est dos à terre ? Quand on en a deux, à genoux,
sur les poignets ? Et deux autres sur les jambes… ?
Je saigne. J’ai l’œil droit complètement fermé.
Quant au gauche, il ne vaut guère mieux. Je ne vois presque
plus rien.
Je suis réduit à l’immobilité complète.
Vite ! Vite ! En un clin d’œil, on me déleste de
mon baudrier. Puis on me garrotte en un tour de main. Bras en arrière.
Avec une corde de chanvre. Comme dans le meilleur des westerns.
- Arrêtez, brutes !…
Arrêtez donc !, qu’elle crie, ma petite camarade.
Mais pensez donc ! Les lâches de s’en donner à
cœur joie. Jugeant le jeu très amusant.
Ensuite, c’est au tour de mon beau tambour d’être
confisqué à la petite - laquelle n’a rien pu faire
-, puis consciencieusement piétiné par la meute. Par
dessus, par dessous. Crevant du même coup la peau qui le recouvrait.
Et son joli « tablier » bleu - celui que maman avait cousu
avec tant d’amour, en brodant mes initiales « L »
et « F », en lettres d’or -, les vauriens de l’arracher.
Et de s’en partager les morceaux. Même qu’il y en
a qui font mine d’essuyer leurs godillots avec.
Puis, les gredins de jouer à la passe à dix, avec mon
instrument, en le faisant rouler, avec leurs pieds, comme s’il
s’agissait d’un vulgaire tonneau. - Allez ! Allez-y !
Ne vous gênez pas ! -, le tout en poussant des hurlements à
faire dresser les cheveux sur la tête !
C’est un véritable cauchemar.
- Arrêtez, brutes !
Pauvre Miette ! Ta voix de flûtiau ne peut pas éteindre,
à lui tout seul, le déchaînement imbécile
de cette bande de vauriens.
Je les vois. Ils sont quatre. Avec ce gourdiflot de meneur. Il y a
le Bertrand Dufour, le gamin des Voies de Vienne, celui qui a des
poux plein la tête. Le Quentin Leroy, le rouquin aux taches
de rousseur. Et le Virgile Malterre, le « roi de la fauche ».
La fine équipe qui a pour habitude de « camper »
sur le trottoir de chez Bluet. Histoire de barboter, à la sortie,
la glace ou le gâteau des jeunes clients, sans méfiance.
Lesquels ont beau pousser des hurlements, ces chameaux sont déjà
loin, dans une impasse, en train de goûter le produit de leurs
larcins.
- Arrêtez! Voyez bien qu’il
saigne !
Si seulement quelqu’un pouvait… venir… ! Hélas
! Il y a peu de maisons dans le coin. Mais, malgré les appels
à l’aide de Miette, les rares portes restent closes.
Soit leurs propriétaires sont sourds. Soit ils sont absents.
Ou alors, ils ont décrété que ce qui se passe
à l’extérieur ne les regarde pas - pourtant, à
travers les volets fermés, on voit de la lumière.
Pour finir, le chef des brigands
de claquer plusieurs fois mon joli tambour contre un réverbère…
Et de grimper dessus, pour l’écraser…
À présent, il ne ressemble plus à rien. Et j’en
suis malheureux. Car, si de mes blessures, je m’en relèverai
toujours. De la perte de mon bel instrument, je ne m’en remettrai
pas !
Il est inutilisable. Et plus jamais on ne l’entendra battre
dans les rues !
Comme les cris de ma petite camarade ne suffisent pas, elle décide
d’employer les grands moyens. En distribuant des coups…
- Pauvre, pauvre Miette ! Pour ces abrutis, tes poings sont des caresses
! Qui les font rire plutôt qu’autre chose -.
C’est alors que l’Adrien Vergeot, agacé, se redresse
- alors qu’il était allongé sur moi -, pour, d’un
revers de bras bien appuyé, l’envoyer valdinguer dans
le fossé. La malheureuse ! Elle n’a pas fait un pli.
Hélas ! On croyait en avoir fini. Mais non ! Entre mes paupières
boursouflées, j’ai encore le temps de voir Vergeot -
ce galvaudeux ! -, s’emparer de mes baguettes pour les casser
en deux, sur sa cuisse.
Quant au joli baudrier blanc de monsieur Roselier, les chenapans de
le fouler aux pieds. Et de chercher à l’arracher. Mais
le cuir tient bon, qui ne se laisse pas déchirer comme ça,
contrairement à la jolie jupe brodée, que maman m’avait
confectionnée. Vu que la matière est de première
qualité.
Malgré tout, il a beau résister à la tempête,
il est déjà copieusement éraflé.
Miette vient de se relever. Elle
est en pleurs. Ses vêtements sont déchirés. Et
ses genoux sont écorchés.
C’est alors qu’au moment où elle revient pour reprendre
le combat, chameaux de disparaître. Tout d’un coup ! Comme
par enchantement.
Et on entend :
- Qu’est-ce que vous faites donc, les mioches - Continuez et
je vais m’en mêler !
Enfin ! C’est le père de Jean-Louis Boucher, qui habite
par là. Quand il a entendu du bruit, il a fini par ouvrir ses
volets. Puis, quand il a vu ce déchaînement de violence,
il s’est décidé à intervenir.
Ce qui explique que les garnements n’ont pas demandé
leur reste. Eux qui se sont enfuis comme une envolée de moineaux.
C’est aussi ce moment-là que je choisis pour tourner
de l’œil…
Lorsque je me réveille, je
suis allongé par terre, la tête sur les genoux de la
petite. Laquelle est en train de me passer un mouchoir mouillé
sur les yeux. Pour tenter d’arrêter l’hémorragie.
Et elle pleure.
Et c’est dans un brouillard épais que j’entends,
plus que je ne vois, un homme penché sur moi. Et qui ne fait
que répéter :
- Sacrés gamins ! Te voilà bien arrangé.
Je me souviens, c’est monsieur Boucher. Dont le fils nous avait
accompagnés, du côté des Varennes. Pour jouer
au crieur public. Le jour de Noël.
Courbatu je me mets sur le flanc. Et là-bas, plus loin, au
pied du réverbère, qu’est-ce que j’aperçois…
? L’ombre informe de mon tambour. Avec, à côté,
ses deux baguettes brisées. Et mon joli baudrier tombé
dans le fossé.
C’était mon cadeau de Noël. Et j’ai le cœur
brisé.
CHAPITRE 27
AUX SOINS
- Mon dieu ! Qu’est-ce qui vous est donc arrivé ?
Ma mère est catastrophée en nous voyant. Les habits
arrachés et couverts de poussière. La veste pleine de
sang. Et la main plaquée sur l’œil. À l’endroit
des sourcils. Là où Miette a fait un point de compression
avec son mouchoir.
Quant à elle, ses genoux sont écorchés. Ses cheveux
sont en bataille. Et sa robe est déchirée.
C’est quand même elle qui m’a ramené. Avec
monsieur Boucher. La petite tenant le baudrier et les baguettes brisées.
Le père de Jean-Louis, l’épave de ce qui fut mon
tambour.
Immédiatement, elle me fait
asseoir. Et soulève le mouchoir. Ce qui a pour effet de faire
saigner davantage.
- Oh, mon Dieu ! Il a une belle blessure !
Mon sauveur d’expliquer :
- C’est l’arcade qui a morflé. Pourtant, ça
s’était arrêté.
- Ça saigne toujours beaucoup à cet endroit.
- C’est vrai que ça fait peur. Mais ce n’est pas
dangereux.
- Mes pauvres enfants ! Qu’est-ce que vous êtes allés
faire rue Maugaley ? À une heure pareille ? Dans une rue où
on ne voit ni ciel ni terre ?
- On a un réverbère. Mais il y a un faux contact. Je
l’ai signalé à la mairie. Ils n’ont rien
fait, signale monsieur Boucher, légèrement vexé
qu’on critique son quartier.
- Le nôtre aussi n’éclaire pas bien.
Puis, alors que je reviens à moi, j’entends :
- Il faudrait peut-être le recoudre ?
(C’est le père de Jean-Louis qui parler à l’oreille
de maman.)
Celle-ci hésite. Je la comprends. C’est pour elle un
cas de conscience. Quant à moi, je n’en mène pas
large. Car je ne voudrais pas souffrir deux fois.
Finalement, elle a pris sa décision. Du médecin, elle
n’en veut pas. Elle me soignera elle-même. De toute façon,
à la campagne, on ne dérange pas le docteur pour rien.
Vite ! Vite ! Elle court chercher
une casserole. Se précipite sur la pompe. Tire de l’eau.
Comme elle en a de trop et que cela déborde, elle verse le
trop-plein sur la pierre à eau. Dépose le récipient
sur la gazinière. Le coiffe d’un couvercle. S’empare
d’un paquet de coton hydrophile. Pendant que mes deux accompagnateurs
de relater ma mésaventure en long, en large et en travers.
Laquelle est ponctuée des interventions outrées de ma
mère. Qui soupire. Gémit. S’agace. Et conclut
:
- Mon Dieu ! Ils ont le diable au corps, ces enfants-là !
- La mère n’en vient pas à bout. Le père
n’est jamais là. Et quand il l’est, comme il n’est
pas toujours en pleine possession de ses moyens…
Je ne l’ai jamais vu autant révoltée. Pourtant,
il lui en faut, pour la mettre dans un état pareil.
L’eau bout. Elle pose la casserole
sur le dessous de plat. Retire le couvercle. Prend des petits morceaux
de coton qu’elle trempe dans l’eau bouillie - comme il
est trop chaud, elle souffle dessus -. Puis entreprend le nettoyage
la plaie. La casserole est rouge. Miette n’ose pas regarder.
Hé hop ! Un peu d’eau oxygénée. Et la plaie
est désinfectée. Après, elle plaque un mouchoir
propre sur la blessure. Et m’enroule la tête d’une
bande Velpeau. Qu’elle fixe à l’aide d’une
épingle double.
- On dirait que tu reviens de la guerre, plaisante mon bon samaritain.
Durant toute l’opération, Marinette, qui, pourtant souffre
de me voir en pareil état, n’a pas lâché
ma main. Ce qui m’a donné du courage.
- Bravo, mon gars ! Tu es courageux, qu’il fait encore, monsieur
Boucher. J’en connais qui hurleraient pour moins que ça
!
- Viens près de moi, Miette.
Que je m’occupe de tes genoux, dit ma mère.
À chacun son tour…
Mais comme ce sont des égratignures, un bon nettoyage à
la teinture d’iode. Et le tour est joué. La petite n’a
pas bronché. Par contre, elle se plaint du ventre. Suite au
coup de coude que lui a envoyé ce sans-cœur de Vergeot.
Maman a tout compris. Vite ! Un sucre, deux ou trois gouttes d’eau
de mélisse - c’est bon pour tout - et voilà qu’elle
se sent mieux. Et moi aussi, qui ne voulais pas passer à côté.
Un bref coup d’œil à la pendule murale. Il est huit
heures. Ma mère décide d’aller voir le père
du gamin. Ce que mon sauveur lui déconseille. Car en fin de
journée, il y a des chances pour qu’il ait un verre dans
le nez. Et, « à tous les coups », la prévient-il,
elle risque d’être mal reçue.
- Alors, j’irai demain, de bonne heure, qu’elle fait.
Ça tombe bien, on sera dimanche. Enlève ta robe, Miette.
Je vais te la recoudre.
CHAPITRE 28
LE PÈRE VERGEOT
On est dimanche. Il est neuf heures. Maman vient de rentrer. Je viens
d’entendre la porte claquer. Je quitte ma chambre. Je descends.
Et j’aperçois ma mère. Assise dans la cuisine.
Prostrée. Coudes sur la table. Cheveux ébouriffés.
Foulard de travers. Yeux lançant des éclairs. Elle qui,
d’habitude, est de nature enjouée, elle est en colère.
Mais d’une colère muette.
Sur la table, elle a jeté ce qui reste de mon petit tambour.
Dans un geste désabusé - Enfin…j’imagine
-. Mais ce qui me fait mal aussi, c’est de voir mes baguettes
en morceaux.
Elle avait donc emporté mon instrument avec elle. Pour faire
voir aux parents Vergeot dans quel état il l’avait mis
- justement, hier soir, je m’étais demandé où
il était. Même qu’avant d’aller me coucher,
j’étais allé droit à la poubelle. Il n’y
était pas. De toute façon, il est irrécupérable.
Quant à ma mère, je
comprends qu’elle s’est déplacée pour rien.
Elle est devant un bol de café, auquel elle n’a pas touché.
Comme elle se l’était promise, elle revient du Chemin
de Massacre. À deux pas de la rue Maugaley. Là où
habitent les Vergeot. Une vieille masure, à l’écart…
J’aimerais lui poser des questions. Mais je n’ose pas.
Visiblement, ce n’est pas qu’elle ne voudrait pas. Mais
elle est tellement hors d’elle, que ça l’empêche
de parler.
Bref ! Pour elle, ça dépasse les bornes.
Ce matin, juste avant de partir,
elle avait changé mon pansement. M’avait recommandé
de l’attendre. Et de ne pas sortir. Ce que j’avais fait.
Comme elle avait été malheureuse, hier, en me voyant
rentrer dans cet état. Sans parler de mon petit tambour. Jamais
plus je n’en jouerai. Et elle trouvait cela injuste - mon cadeau
de Noël !
Dring ! On sonne à la porte. J’ouvre. C’est monsieur
Guiberler. Il a l’air contrarié. Et me dit qu’il
désirerait parler à maman.
- Monte dans ta chambre. On a à parler, qu’elle me fait,
après avoir salué notre visiteur.
Je m’exécute. Mais si
elle croit me priver, elle a tort. Car, l’oreille collée
au plancher, j’entends tout. Même mieux que si j’étais
resté dans la cuisine.
Je comprends que chez les Vergeot, rien ne s’est passé
comme elle l’aurait souhaité.
Et le récit qu’elle fait de « leur propriété
» ne plaide guère en leur faveur. C’est tout au
plus une bicoque, avec, en façade, ce qui a dû être
un jardin, saupoudré de tas de terre, de monticules de sable,
de monceaux de gravats et de détritus en tous genres. Le tout
encombré d’une montagne de cageots. Sans oublier les
herbes folles, les ronces et autres orties, qui couvrent les trois
quarts du terrain. Avec juste un étroit sentier pour accéder
à la porte de la masure. Il y a même une vieille poussette,
qui gît, roues en l’air, un vélo sans selle et
aux roues sans pneus et une brouette de maçon manchote.
Quant à la bicoque en elle-même, le crépi, d’un
gris sale, bâille par endroits, laissant entrevoir de larges
plaies de briques rouges. Avec des volets qui n’attendent que
le prochain coup de vent pour s’envoler - certains étant
retenus par un unique gond -. Puis, des fenêtres aux carreaux
brisés, ont été colmatées, à l’aide
de plaques de carton. Quant à la cheminée, elle ne va
pas tarder à s’effondrer sur un toit en partie chauve
de ses tuiles. Ce qui ne l’empêche pas de fumer.
Bref ! Elle a sonné, carillonné
- ils ont une cloche mais pas de sonnette -. Aussitôt, trois
molosses sont arrivés. En montrant les crocs. Pour la dissuader
d’entrer.
Elle était persuadée qu’après un tel charivari,
quelqu’un allait finir par venir. Mais ça n’a pas
suffi. Puisque personne n’est sorti.
Alors, elle a appelé, appelé. En essayant de dominer
le hurlement des bêtes…Toujours pas de réponse.
Pourtant, les propriétaires étaient là. Elle
avait vu les rideaux bouger. C’est là qu’elle a
pris la décision de pousser le portail. Ou plutôt de
le soulever. Car, il était dans le même état que
les volets - il lui manquait une charnière.
C’était prendre un grand
risque de sa part. Avec cette meute aux yeux injectés de sang.
Mais, dans sa grande colère, ma mère ne s’était
pas laissé impressionner. Et elle en imposa tellement aux bêtes
que, dégoûtés par tant d’audace, la plupart
avaient préféré regagner leur niche - de vieux
tonneaux -. Un seul, pourtant, était resté - le plus
vicieux de tous -. Mais d’un geste autoritaire, maman l’a
aussitôt calmé. Sa colère lui donnant un toupet
dont elle ne se serait jamais crue capable. Ce qui eut pour résultat
de calmer l’animal. Lequel s’aplatit devant elle, définitivement
dompté. Le monstre venait de trouver son maître.
Elle traversa la cour, d’un pas décidé. Frappa.
Et entra.
Petit couloir, au sol de tommettes
rouges et murs salpêtrés. Avec cette impression que les
propriétaires ont nettoyé leurs pinceaux sur les plâtres.
Le tout encombré d’un amoncellement de guenilles, de
cartons et de boîtes de conserves vides.
À droite une porte entrouverte…Trois petits coups. Pas
de réponse. Elle se risque. Et là, qu’est-ce qu’elle
voit ? La mère Vergeot, assise sur uns chaise, au pied d’une
cuisinière. En train de donner le sein à son petit dernier.
Tout en tournant une cuillère en bois dans une grosse marmite
- sans doute, la soupe du midi ou celle du matin - ?. Puis des gosses
en pagaille, debout, par terre, sous la table… au milieu d’un
véritable bric-à-brac de caisses en bois, de tabourets
et de fauteuils crevés. Sans oublier les chapelets de toiles
d’araignée, qui pendent au plafond, comme des guirlandes
de Noël. Ni cette odeur d’urine, d’ail ou d’oignon,
qui fait pleurer celui qui a le courage de franchir la porte. Ni les
poules qui picorent au milieu des assiettes sales. Ou qui pondent
dans des fauteuils bâillant leur crin.
La misère en quatre volumes !!!
- Les deux bras m’en sont tombés, soupire ma mère.
Monsieur Guiberler de protester :
- Vous n’auriez jamais dû aller là-dedans toute
seule.
- Il le fallait.
Et maman d’imiter la mère
Vergot :
- Quoi qu’c’est qu’vous voulez ?
- Je voudrais parler à votre mari.
- Ça va pas être possible. L’est rentré
tard hier au soir. L’est pas bien c’matin.
C’est alors qu’elle lui
a expliqué le motif de sa visite. Les coups que j’avais
reçus. Mon tambour crevé. Miette blessée.
Elle a appelé l’Adrien, qui cherchait à se faire
oublier derrière un fauteuil. Celui-ci est venu. Tête
basse et regard en dessous.
- C’est vrai c’que dit la dame ?
- J’les même pas touchés.
- Pourtant, il a un œil fermé. Même que je regrette
de ne pas l’avoir envoyé chez le docteur. Pour qu’il
lui pose des agrafes.
- S’il vous dit que c’est pas lui, c’est pas lui,
qu’elle conclut en se levant….Maintenant, si vous voulez
bien nous laisser tranquille…
Et du doigt, elle lui montra la porte de sortie.
Monsieur Guiberler est outré.
Il déclare que sa fille n’a pas été blessée
par l’opération du Saint Esprit. Et qu’il allait
le réveiller, lui, le père Vergeot.
- N’y allez pas, prévient ma mère. Ces gens sont
dangereux.
- Dans ce cas, allons tous les deux à la gendarmerie porter
plainte.
Ce qui fut dit fut fait.
CHAPITRE 29
LA PLAINTE
C’est le brigadier Renouard qui nous reçoit. Il nous
interroge.
Où l’agression a-t-elle eu lieu ? Dans quelle rue ? C’était
quand ? À quelle heure ? Noms, prénoms et âges
des agresseurs ? Noms et prénoms des agressés ? monsieur
Guiberler en a profité pour porter plainte aussi ; cela aura
davantage de poids.
- Est-ce qu’il y a eu des témoins ?
- Oui, un.
- Il s’appelle comment ?
Pendant ce temps, avec deux doigts
et beaucoup de zèle, Bertrand Blanchet, son adjoint, tape les
questions et les réponses sur sa machine à écrire.
Il a mis deux carbones, pour avoir la déposition en triple
exemplaire - un pour maman, un pour monsieur Guiberler et le troisième
pour les gendarmes. C’est pourquoi, il tape fort. Pour que ça
traverse. Ça a beau être du papier pelure, il n’empêche
que trois feuilles, ça fait plus épais. En plus, ça
fait du bruit.
À chaque fois qu’il arrive en bout de page, on entend
: « Cling ! » Histoire de lui rappeler que pour aller
à la ligne suivante, il ne faut pas oublier de tourner le chariot.
Sinon, ça ne marche pas.
À ce moment-là, hop ! D’un revers de main très
élégant, il gifle le levier de retour. Et ça
repart. C’est joli comme geste.
Et à mesure qu’il écrit, on voit la bobine rouge
et noire défiler. C’est magique.
Plus tard, j’achèterai une machine comme ça. Quand
je serai grand. Par contre, ça ne doit pas être donné.
Mais à la gendarmerie, on a les moyens.
Le père de Miette en a une, à l’usine, dans son
bureau. Et un jour où il n’était pas là,
on avait joué avec, la petite et moi. On s’était
bien amusés. Surtout quand on tapait sur TAB…Le chariot
filait à toute vitesse jusqu’au bout du cylindre! Ce
qui faisait bondir l’appareil… Au début, on sursautait.
Et ça nous faisait rire.
Le gendarme Blanchet a du mal à suivre, parce que le brigadier
va trop vite.
- Et m… ! Zut !
Il a failli dire un gros mot. Heureusement ! Il s’est repris.
Pour ne pas donner le mauvais exemple. Mais il y a de quoi. En voulant
se dépêcher, les barres de lettres se sont emmêlées
lors de la frappe. Maintenant, les voilà coincées. C’est
pour ça qu’il n’est pas content. Surtout que ce
n’est pas la première fois que cela lui arrive.
- Pas si vite, chef ! Pas si vite ! qu’il répète,
dans ces moments-là. (Le temps de les décoincer)
Alors, patiemment, son supérieur l’attend avant de poursuivre
son interrogatoire. Même qu’à chaque fois, il demande
si ça y est.
- Pouvez y aller, Chef, qu’il répète, en reprenant
son souffle ; tellement il est peu habitué à taper autant.
J’y suis. (Il faut dire que la petite et moi, on en a beaucoup
à raconter.)
À la fin, Blanchet de tourner
la roue. Celle qui est à l’extrémité du
chariot. Et crac, crac ! cruic ! Il sort les trois feuilles et le
carbone. Les sépare, car elles sont collées. Puis les
tend à on supérieur. Lequel retire les carbones.
- C’est bien ça ? qu’il fait à ma mère
et au père de Miette.
Ils répondent oui.
- Alors signez !
Après l’échange des stylos, chacun se voit remettre
une copie. Mais au moment de partir, le brigadier nous avertit :
- Il y a des choses qui ne vont pas.
- Quoi ?
Il explique que, pour ma petite camarade,
ce n’est pas bien grave, car, à part des vêtements
arrachés, elle n’a pas été blessée
- ce qui a pour effet d’échauffer l’entrepreneur
en bonneterie -, mais que, pour moi, par contre, je dois obligatoirement
être vu par un médecin, afin qu’il me donne un
« certificat authentifiant la gravité des blessures.
» Car, selon lui, il faut que ce soit écrit noir sur
blanc. Pour figurer au dossier.
Maman déclare qu’elle n’ira pas, car le docteur
voudra certainement me poser des agrafes. Et qu’elle ne veut
pas.
- C’est un tort.
(On voit bien que ce n’est pas lui qui a souffert.)
C’est alors que ma mère
commence à dérouler la bande Velpeau pour qu’il
fasse un constat. Car elle comprend qu’il ait des doutes.
- Je vous crois, finit-il par dire. Le nez sur la plaie. Mais je ne
suis pas médecin.
Ensuite, il signale l’absence de témoins.
Je proteste :
- Et le père de Jean-Louis ?
- Monsieur Boucher est intervenu après la bagarre. Or, comme
les enfants n’étaient déjà plus sur les
lieux, il n’a pas pu réellement voir lequel a frappé.
Monsieur Guiberler s’énerve à nouveau. Il déclare
qu’on ne s’est pas blessé tout seul. Le chef hausse
les épaules, en nous tournant le dos. Puis, comble du ridicule
il ajoute :
- Ça s’est déjà produit.
Je n’ai jamais vu le patron de maman aussi énervé.
- Si vous avez peur des Vergeot, dites-le franchement.
La réplique est sèche. Et on s’attend à
ce qu’il se récrie, touché dans son amour-propre.
Mais pas du tout.
- Ils n’en sont pas à leur dernier fait d’armes,
qu’il explique, en manière d’excuse. Et ce ne sera
pas le dernier non plus. Alors… qu’il ajoute, en faisant
un geste vague.
Bref ! Cette affaire l’ennuie.
Et le fait de se rendre au domicile des marginaux, pour enquêter,
semble lui peser.
Et nous quatre de quitter les lieux. Monsieur Guiberler se vengeant
sur la porte en la claquant violemment. Ce qui ne fait même
pas réagir une maréchaussée blasée - sans
doute habituée à ce genre de réflexe bien courant
de la part de victimes échaudées, qui doutent de l’efficacité
de la justice.
Mais avant de partir, j’avais
eu le temps de glisser au brigadier :
- Et mon tambour ?
Lequel m’avait répondu :
- On t’en paiera un autre.
CHAPITRE 30
LES SUITES
Après une affaire, il y a toujours des suites. Mais des suites,
il n’y en a pas eues. Et pour cause…
D’après monsieur Boucher, qui habite non loin de cette
famille de vauriens, et qui a tout vu, les gendarmes sont bien venus
chez eux. Pour mener à bien leur mission. Ils étaient
venus à trois, dont un jeune stagiaire, à qui le chef
voulait montrer comment on mène efficacement une enquête,
puisque cela faisait partie de son programme d’instruction -
un baptême du feu en quelque sorte.
Seulement, ils n’ont jamais pu entrer.
D’abord, à leur arrivée,
les chiens se sont mis à brailler comme des possédés
- ceux-là même que maman avait pourtant réussi
à dompter -. L’aversion instinctive et irraisonnée
de l’uniforme, sans doute ?
Ensuite, la mère du terrible gamin a ouvert la fenêtre
pour demander aux enquêteurs de faire moins de bruit. Alors
qu’ils n’y étaient pour rien.
- On veut voir votre aîné !
- L’est au bois. Avec mon homme.
- Quand est-ce qu’ils vont rentrer ?
- J’sais pas.
Puis elle s’était enfermée à double tour,
sans autre forme de procès. Et avait tiré les rideaux.
Sur le trottoir, la maréchaussée se regardait perplexe.
Se demandant quelle était la conduite à tenir. Car,
traverser le jardinet leur semblait périlleux.
C’est alors qu’au moment
où personne ne s’y attendait, le père Vergeot
est sorti comme un beau diable de sa boîte. Carabine en l’air.
(Lequel, finalement, n’était pas « au bois »
du tout.)
- Foutez-moi l’camp. Sinon, je tire, qu’il avait hurlé.
(Alors qu’il n’avait même pas demandé le
motif de la visite. Même s’il s’en doutait. Mais
il était comme ses chiens. Dès qu’il apercevait
un uniforme, il voyait rouge.)
Et pour montrer qu’il ne plaisantait pas, il tira en l’air.
Même que des feuilles de marronnier, criblées de plomb
descendirent, en voltigeant gracieusement, avant de tomber sur le
sol. Au pied du chef Renouard.
Une seconde plus tard, le trottoir
- celui qui est devant la maison Vergeot - était vide. Chacun
de fuir sans demander son reste. Nos courageux pandores s’étant
repliés dans leur estafette.
Même que dans leur précipitation, celle-ci cala deux
fois, avant de partir définitivement. En laissant échapper
derrière elle un jet de fumée noire. Preuve, expliquera
le père de Jean-Louis, qui s’y connaissait en mécanique,
qu’elle avait besoin d’une bonne révision. Car
ce n’est jamais bon, quand l’huile se mélange à
l’essence.
Bref, huit jours après, comme
on n’entendait plus parler du résultat de l’enquête,
c’est monsieur Guiberler, en personne, qui se rendit à
la brigade. Histoire de savoir où en étaient les gendarmes.
Le chef lui répondit que, celle-ci avait été
classée sans suite. Vu que la partie adverse n’avait
pas pu s’exprimer.
- Je vous avais prévenu, qu’il lui avait dit. Pas de
témoins, pas de certificats de médecins. Les charges
sont insuffisantes.
- Et alors ?
- Et alors, et alors… l’enquête s’arrête
là. Tout simplement.
Et la porte de la gendarmerie de
claquer encore plus fort que la première fois.
Aussitôt, le père de Miette en informa ma mère,
qui, justement, travaillait ce jour-là dans son entreprise.
Mais, contrairement à son patron, qui était remonté,
elle accueillit la nouvelle avec calme, car elle avait tout compris
depuis le début.
Le plus malheureux, c’était moi. Je n’avais plus
de tambour. Le chef m’en avait pourtant promis un :
- On t’en paiera un ! qu’il avait dit.
Mais, j’avais oublié de lui demander quel était
ce « On », qu’il n’avait pas nommé.
C’est pourquoi, un jour où je le croisai sur le chemin
de l’école, je lui ai posé la question.
Gêné, celui-ci m’a répondu :
- J’ai dit ça, moi ? Je ne me souviens plus.
Depuis, malgré les constants
rappels à l’ordre de monsieur le maire, maman ne tambourine
plus, Place de la mairie. Histoire de punir les gendarmes - la brigade
de gendarmerie se trouvant juste en face.
Par contre, ses annonces, elle les fait un peu plus loin, à
une centaine de mètres de là. Rue Saint Pierre - une
rue adjacente -, entre le café et le salon de coiffure Pour
obliger les représentants de la loi et leurs épouses
à traverser la Nationale 19 et la Place. Car s’ils entendent
bien le tambour, le pâté de maisons, par contre, joue
un rôle d’écran, qui les empêche d’entendre
la teneur des arrêtés. Ce qui les met en rogne.
Mais, on se venge comme on peut.
À SUIVRE