LAURINE
Petite ode d'amour champenoise
Christian Moriat
Petite pièce poétique
champenoise
à la manière du « Mireille » provençal
de Frédéric Mistral.
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SUITE DU CHANT SECOND
IV
1 La traite
Cinq heures. Il est l’heure
de s’apprêter. Aujourd’hui est le grand jour.
Fatigué, il est. Car à ne plus dormir, le sommeil
finit par venir, quand on n’a plus besoin de lui. Et il est
six heures, lorsqu’il est enfin sur le plateau. Il s’en
veut d’arriver si tard.
Malgré tout, il fait clair. Et il fait frais. Par chance,
Laurine est encore dans l’enclos. En train de traire ses chèvres.
Ses chiens, sentant le proche départ, l’accueillent
de leurs jappements joyeux. Tout en bondissant, comme montés
sur ressorts.
— Je ne vous attendais pas, fait-elle.
— J’avais prévenu votre grand-père. À
l’aube, je vous voulais peindre. Tout en vous accompagnant,
vous, vos chiens et votre troupeau, en votre matinale randonnée.
À moins que vous y émettiez une quelconque objection,
ajoute-t-il maladroitement, en lui jetant un regard de biais, afin
d’observer sa réaction.
La jeune fille d’accepter sa
présence de bon cœur. Tout en prétendant qu’elle
ne mérite pas autant d’attention. Elle n’est
pas, reconnaît-elle, de ces stars dont on voit les photos
sur les magazines. Puis, qu’avant de partir, il faut lui laisser
le temps de quitter son tablier et de s’en aller vêtir.
Le jeune homme s’insurge. Lui explique que sa beauté
est si naturelle, qu’elle n’a pas besoin d’artifices.
Au diable les toilettes ! Il s’agit d’une promenade
et non d’un départ pour la grand-messe. C’est
la peindre au quotidien, qu’il souhaite la représenter.
Dans sa naturelle beauté. (Ce qui la fait rougir.)
— Si, toutefois, vous acceptez que je vous accompagne en votre
promenade, qu’il insiste de nouveau. Tant il craint qu’elle
ne revienne sur sa promesse.
— J’en ai encore cinq à traire, fait-elle remarquer,
en désignant les pis gonflés.
Tétine à chaque main, et avec grande habileté,
la jeune fille de continuer à tirer le lait, qui émet
un son sec, en frappant le rebord métallique du seau galvanisé.
Lors que se forme une mousse blanche à la surface du liquide.
— Montrez-moi. Je vais vous aider.
Elle rit.
Il dépose sa valise de couleurs. Elle lui tend un seau, détache
la sangle de son monopode – tabouret à un pied, fixé
autour de sa taille. Il se l’attache autour des reins, s’assied.
Pour finalement le trouver très commode, car il permet le
déplacement de bête à bête, tout en gardant
les mains libres, vu que le siège est solidaire du corps
du traiteur, lequel peut se mouvoir sans s’en préoccuper
– mais, il n’en est pas encore là. En outre,
il convient parfaitement aux sols de guingois.
Une fois le pis et les trayons de sa chevrette passés à
l’eau savonnée, puis, une fois séchés
à l’aide d’une serviette, la traite peut commencer.
Comme l’animal dont il a la charge est « ficelle »,
Laurinette de lui offrir une poignée de grains à manger,
afin qu’elle se tienne coite. Le résultat étant
avéré, débute pour lui l’opération
du « tire-lait ».
— Faites comme moi, déclare la bergère.
Hélas ! Rien ne sort. Il a honte. Et elle s’en amuse.
Après avoir repris tout son
sérieux, elle l’avertit qu’il ne faut point tirer
le pis vers le bas, sinon, il y a risque de blessure.
Il essaie de l’imiter. Malgré sa bonne volonté,
comme il n’arrive à rien, celle-ci de voler à
son secours.
— Regardez bien, dit-elle, après lui avoir demandé
de reculer.
Aussi, en professionnelle qu’elle
est, celle-ci d’exercer, alternativement, un mouvement de
capture et de pression à l’aide du pouce et de l’index,
sur chacune des deux tétines, l’une après l’autre.
Lentement. Très lentement. Pour qu’il comprenne bien.
— Le pis, explique-t-elle, est composé de deux loges
séparées, qui emmagasinent le lait, et chacune comprend
un trayon qui lui est propre. Quand on est débutant, il vaut
mieux pratiquer d’un côté, puis de l’autre.
Et non les deux en même temps. C’est plus facile. Allez-y
! Essayez.
La maîtresse est bonne. L’élève l’est
moins. Il s’applique, pourtant. Malgré l’animal
qui s’impatiente, et qui vient de renverser le récipient.
Ce qui ne présente pas un caractère de gravité,
car, en raison de son impéritie, il n’y a toujours
rien à l’intérieur.
— Du calme, Blanchette ! lance-t-elle. Ce qui a le don de
calmer la dissipée, car elle a reconnu la voix de sa bergère.
— Elles ont des noms ?
— Parce que vous n’en avez pas, vous, monsieur l’inconnu
? Au fait, je ne connais pas le vôtre.
— Moissac. Audren Moissac.
— Enchanté. Laurine Meunier, pour vous servir. Et je
vous présente : Pendule, Vanille, Sibelle, Rosa, Nanou. Quant
à leurs camarades, leurs noms, vous trouverez vous-même,
en découvrant leur caractère. Allez-y ! Sinon, nous
y serons encore demain. Parce que moi, j’ai fini. Et il nous
tarde de partir. Les bêtes s’énervent.
— Plus haut les doigts ! Plus haut ! Ils doivent entourer
l’endroit où la tétine s’unit à
la mamelle. De manière à couper le lait du pis, qui
passe dans les trayons. Vos autres doigts, en se resserrant, repousseront
le liquide vers leur orifice.
Victoire ! Il vient d’entendre
la voix du jet, contre le seau métallique.
— Vous y êtes ! fait-elle, en vidant le récipient.
À son grand étonnement.
— La première pression doit être dirigée
hors du seau, lui apprend-elle. Afin d’éliminer de
possibles contaminants.
— C’est du gâchis.
— C’est de l’hygiène.
Une fois renseigné, il se remet au travail.
Penchée sur lui, elle est. Il sent le souffle de la jouvencelle
sur son cou. (Le souffle n’est-il pas celui de l’âme
?)
Puis, plus rien. Malgré tous ses efforts. Il a mal. Et ses
doigts ne lui obéissent plus.
— Laissez. Je vais terminer.
Cinq minutes, plus tard, toute ragaillardie, Blanchette, après
un petit coup de torchon humide sur le pis, de s’en aller
retrouver le troupeau.
Après avoir transvasé
le seau du néophyte dans le sien, rangé les tabourets,
porté le lait dans la cave, et après avoir salué
Blaise, qui revenait de donner à manger aux poules, prêts
ils sont, pour le départ !
— Et le peintre ? demande ce dernier, sourire aux lèvres,
il sait traire ?
— Ça vient, lui répond-elle. Doucement, mais
sûrement.
— Au revoir, les enfants, dit-il, en leur remettant une gibecière
pleine de victuailles. Et si vous voyez qu’à onze heures
il fait trop chaud, ne tardez pas à rentrer. Les bêtes
n’aiment point la chaleur.
Les voilà partis. Tandis qu’Audren,
mentalement, se dit :
À l’oiseau donnez-lui du vent – Qu’il puisse
poser ses ailes – Au bateau offrez-lui un océan –
Qu’il puisse voguer sur l’eau – À l’homme
prêtez-lui un sentier – Qu’il puisse y déposer
ses pas – Quant à moi, un cœur il me faut –
Pour m’appuyer –
Chaque être – Chaque chose – A son tuteur –
Laurinette, petite Laurine, je le serai pour vous, si vous acceptez
un jour d’être le mien.
C’est ce que, sans doute, il lui proposerait, si elle voulait
bien de lui.
— Quand ?
— Lorsque, en moi, je trouverai le courage de le lui demander,
m’avait-il répondu. C’est ce qu’il avait
confié à Vincent, le diseur d’histoires.
V
• Randonnée sur le plateau
Dans un bruit de sabots, de sonnailles, de bêlements et d’aboiements,
le cortège de s’ébranler. Au passage, la jeune
fille de s’emparer d’une houlette en marronnier, aussi
grande qu’elle. Laquelle était appuyée contre
un piquet de clôture. Et, en route ! Direction : la ferme
des Carreaux.
Douceur du petit matin. Irradiation de l’orbe solaire sur
le plateau, faisant ressortir la blancheur des pierres. Champs de
blé à droite. Champs d’avoine et de seigle à
gauche. Les chiens font la navette le long du troupeau, pour éviter
qu’il n’en prenne à son aise.
Mallette grande ouverte, pendue au
cou par une sangle, et prenant appui sur sa ceinture, Audren a cette
faculté de travailler tout en marchant – celle-ci faisant
office de secrétaire portatif, il lui est, en effet, possible
de peindre et de préparer ses mélanges, car il a tout
à portée de main. Ce qui impressionne Laurinette.
— Vous ne perdez pas de temps, lui fait-elle observer.
— Système idéal pour peindre des scènes
sur le vif.
Elle a fière allure, la jeune
fille. Gibecière à l’épaule. Chapeau
de paille à large bord, orné d’un petit ruban
rouge. Jupe-culotte châtaigne. Corsage à fleurs. Bottines
cognac plates et à lacets. Mèches blondes cascadant
sur ses épaules. Et sourire aux lèvres. Elle est à
croquer.
De temps en temps, elle fait entendre un sifflement strident : «
Tiuttt ! Tiuttt ! » En guise de rappel à l’ordre,
à l’adresse d’une chèvre dissipée.
Blanchette est la plus coquine. Laquelle donne le mauvais exemple
à ses congénères. En dépit des avertissements
répétés de sa maîtresse.
Justement ! La voici qui cherche à se singulariser. À
peine les jeunes gens ont-ils croisé un bosquet, que la voilà
grimpée dans un arbre. « Tiuttt ! Tiuttt ! »
lance de nouveau la bergère. « Bê ! Bê
! » lui répond la mal élevée. Mais Charlie
veille, qui la déloge de sa fâcheuse posture. Quant
à ses congénères, beaucoup plus sages, elles
se contentent de brouter les feuilles des basses branches. Quitte
à se dresser sur la pointe de leurs sabots postérieurs
pour attraper celles qu’elles convoitent. Le savoir-faire
et la polissonnerie de ces animaux interpellent.
— Tiuttt ! Tiuttt !
Il n’en faut pas davantage à l’artiste pour représenter
la scène.
— Je peux voir ? demande la petite curieuse.
— Pas avant d’en avoir terminé, qu’il lui
répond, tout en faisant mine de rabattre le couvercle.
Le panorama est superbe. À
l’horizon, le village du Puits tremble sous la brume de chaleur.
À main gauche, le clocher de l’église Saint-Pierre,
épointé comme une aiguille, titille le dais céleste.
À main droite, le clocher de Beurey l’imite, plus modestement.
Nous doublons Les Carreaux. Puis nous suivons un sentier de coquelicots
et de bleuets, bordé. La jeune bergère les cueille,
qu’elle fixe au ruban de son chapeau.
Son compagnon lui signale que les filles à marier les plantent
dans leurs cheveux, pour indiquer aux garçons qu’elles
cherchent l’âme sœur. C’est la tradition.
Même que certaines d’entre elles les glissent sous leur
tablier pour s’attacher le fiancé de leurs pensées.
Gare à elles si elles se fanent. Cela signifierait que leur
amour n’est pas partagé. Aussi doivent-elles faire
preuve de vigilance.
Confuse, elle lui répond que, pour elle, telle n’est
pas la raison. Il s’agit de conjurer le mauvais sort. Aussi
profite-t-elle de la pause pour en tresser une couronne. Ce qui,
à son avis, sera plus efficace.
— Les fées des champs en sont toujours vêtues,
lui confie-t-elle.
Elle ajoute qu’autour d’eux, sylphes, farfadets et diablotins
sont légion en ces contrées. Mais qu’on ne les
voit point, parce qu’ils se cachent, à cause du bruit
que font les animaux.
Se délie la parole, à
mesure que tricotent leurs pas. Avance l’ouvrage du peintre.
La fillette se meut avec tant de légèreté dans
le brouillard léger, qu’elle semble marcher, sans que,
sur le sol, ne se posent ses pas. Ce qui lui donne cette impression
de se fondre dans l’espace, lui prêtant un je-ne-sais-quoi
de déliquescence. D’où l’orientation toute
naturelle du tableau futur qui, involontairement, prend un aspect
agreste et quasi surnaturel.
Ils traversent la route qui mène
à Beurey – véhicules à cheval et à
moteur, de s’arrêter pour les laisser passer. Quant
à Charlie et Winnie, ils ne ménagent pas leur peine
pour faire activer la petite troupe.
À présent, les voici de l’autre côté.
Après avoir longé la ferme Saint Gabriel, ils croisent
la commune du Puits. Les bêtes en profitent pour se désaltérer
à l’amont du lavoir – lequel est désert
; aucune lavandière n’ayant profité de l’apparente
fraîcheur matinale pour laver son linge.
C’est l’instant choisi
pour le jeune homme d’évoquer les sources de la rivière
Barse, au pied de laquelle le Dieu Pan venait autrefois abreuver
ses troupeaux. Lequel, malgré sa laideur, n’était
guère empêché, dès qu’il s’agissait
de séduire les belles qui passaient à sa portée,
en leur jouant du syrinx – flûte de roseau ô combien
mélodieuse, qui faisait tourner la tête des jeunes
filles.
Puis il enchaîne en lui contant les amours de son berger Damintas,
séduit par la nymphe Amaryllis. À l’époque
où Vendeuvre s’appelait Vienne, berceau des amours
de Vénus, qu’un humble mortel courtisa sous les frondaisons
des antiques forêts de chênes de la proche forêt
du Der. C’est de cette union que naquit le Gaulois Brennus,
vainqueur de Rome et du Capitole, lequel recevra des mains de son
père l’épée d’or trempée
dans les eaux du Styx, ainsi que le célèbre bouclier
représentant un Gaulois, vainqueur d’un Romain, en
combat singulier.
Il lui parle ensuite du pouvoir de Bacchus, guérissant le
malheureux Lysimon, blessé par sa hache, après avoir
voulu abattre un chêne consacré. Le premier cicatrisant
la blessure du second, grâce à une liqueur inconnue,
extraite du pampre de sa vigne.
Sans oublier Cérès, la déesse des moissons.
Laquelle, trouvant la vallée plaisante, décida de
s’y installer. Or, c’est en cherchant sa fille qu’elle
avait perdue, qu’elle ne prit pas garde au flambeau qu’elle
portait à bout de bras. L’effet fut instantané.
Puisqu’il eut pour effet d’embraser le rocher de la
fontaine de Vénus, dont les cendres, pour le plus grand bonheur
des paysans, fertilisèrent les champs de seigle et de blé
de la région.
Le récit serait incomplet s’il ne faisait pas mention
de Vulcain, qui développa l’art de la forge, suite
à sa découverte des riches gisements de fer, contenus
dans le sous-sol. La Marque, Les Petites et Les Grandes Forges,
devenant alors les hauts lieux de la sidérurgie vendeuvroise.
Ceux-ci faisant la richesse de la famille Bourbon, dont le fils
Nicolas, précepteur de Jeanne d’Albret, et mère
du roi Henri IV, fut en son temps un éminent poète,
lequel publia les célèbres poèmes De Ferraria
(« Des Forges ») et Nugae (« Bagatelles »).
Enfin, il lui fait le récit de la cruelle Mélusine,
princesse vandale, arrivée à Vendeuvre, en l’an
quatre cent, laquelle mit le village à feu et à sang.
À telle enseigne que les habitants se vengèrent, en
réalisant la gageure de la métamorphoser en femme-serpent.
À l’image d’une Athéna transformant Méduse
et ses deux sœurs Gorgones, Sthéno et Euryale, filles
de Céto et du dieu marin Phorcys, en monstres à la
chevelure de reptiles. Ce qui la fit terriblement souffrir. C’est
depuis ce temps que, chaque année, durant la nuit des Trépassés,
la malheureuse profère des malédictions à l’adresse
des Vendeuvrois, du haut d’une des tours du château.
Ce récit de faire frémir la jeune fille.
Puis, il lui raconte bon nombre d’autres historiettes, beaucoup
d’autres légendes que, jusqu’ici, elle ignorait.
En insistant davantage sur les romances locales. Car elle a –
il l’avait remarqué – une préférence
pour les belles histoires d’amour.
De fil en aiguille, les voici à
la lisière de Longpré. Laurine, alors, de donner le
signal de la halte. Afin de se restaurer.
Que de kilomètres parcourus ! Il est fourbu. Seule la jeunette
n’a rien perdu de son allant. C’est elle qui lui offre
le pain et le fromage remis par son grand-père.
Une fois de plus, c’est un régal.
— Je suis chagrinée,
lui dit-elle, au bout d’un long silence.
— Pour quelle raison ?
— Comme vous avez refermé votre valisette, je suppose
que mon portrait est terminé. Or, vous ne m’en avez
rien montré.
— Ne soyez point si pressée. Une fois rentré
chez moi, je compte le coucher sur la toile. Pour, ensuite, vous
le présenter.
Elle regimbe gentiment. Arguant qu’il s’agit d’elle
et qu’elle avait bien volontiers accepté de se prêter
au jeu. Et que, conséquemment, elle mérite de jeter
un ?il sur son projet. Ce qui, d’après elle, serait
justice, puisque son image, il la lui a dérobée.
Réflexion faite, il se plie
à sa doléance. Et les voilà tous deux, assis
dans l’herbe, entourés de Charlie et Winnie, à
contempler l’œuvre en question, tête contre tête,
les cheveux de la jeune fille mêlés aux siens, pendant
que se reposent les animaux, à l’ombre d’un grand
chêne.
De prime abord, la Petite de faire part de son étonnement
:
— Mais, c’est moi, ça, ne peut-elle s’empêcher
de déclarer.
— À part vous, je ne vois point d’autres bergères
ici.
— Puis, ce sont mes chiens.
— Ils sont en train de rappeler à l’ordre quelques
indisciplinées.
— Et puis mes chèvres.
— Elles sont toutes là. Comptez-les. Pas une de manquer.
Ensuite, place à l’émerveillement
:
— Que c’est beau ! Plus beau qu’une photo.
Le tout nuancé d’un brin d’inquiétude
:
— Vous en ferez cadeau à Grand-père ?
Il la rassure :
— Ce sera pour vous également.
— Je ne le mérite pas. Que vous donnerais-je en échange
?
— Ce qu’il vous plaira de me donner, dit-il évasivement.
Ses yeux dans les siens.
Inconsciemment, Laurinette a posé sa petite tête sur
son épaule. Moment de grâce. Il est si bien, que la
perspective du retour lui porte ombrage.
Il est vrai que l’ébauche
est réussie. C’est une scène bucolique, prise,
comme il l’a précédemment souligné, sur
le vif. Nul doute que, sur la toile, avec la dimension qu’elle
va prendre, le tableau attirera tous les regards.
Il a peint la jeune pâtresse, houlette à la main. Face
au soleil levant. Devant elle, il y a son troupeau, qui s’éparpille.
Lors que du doigt, à ses chiens, elle désigne un endroit
précis ; lesquels sont prêts à bondir –
Charlie, étant déjà parti. C’est cette
espiègle de Blanchette grimpée sur la branche d’un
arbre, et prise en flagrant délit, que la petite demoiselle
leur demande de déloger – la chevrette prise de peur,
se demandant comment elle va s’y prendre pour en descendre.
À présent, il serait
déraisonnable de rester plus longtemps. C’est la raison
pour laquelle Laurinette de donner le signal du départ. Car
il commence à faire chaud. De par son activité et
de par ses commentaires sur l’histoire du village, ils n’ont
pas vu le temps passer. Mais Audren espère que, bientôt,
elle acceptera qu’il l’accompagne, lors d’une
promenade prochaine.
Et c’est en silence qu’ils regagnent Les Varennes où
les attend son grand-père.
— Hé bien, mes enfants. Vous y avez mis le temps. Je
vous avais pourtant demandé de rentrer avant les grosses
chaleurs. Vous avez dû en avoir des choses à vous raconter.
Espérons que le troupeau n’aura pas trop souffert de
votre inattentive surveillance, fait-il remarquer dans un sourire.
VI
• Laurinette comme modèle
Audren vient de remettre le tableau au maître
vannier. Lequel ne tarit pas d’éloges sur son compte.
Même qu’il lui demande de l’accrocher dans sa
salle à manger. Au-dessus de la cheminée. Ce qu’il
accepte volontiers. La Petite est ravie, qui bat des mains.
— Je vous dois combien ? questionne l’aïeul.
— Trois choses. La première : nous pardonner d’être
rentrés tard, hier. En dépit de la chaleur. C’était
de ma faute. Et non celle de votre petite-fille.
— Pardon accordé. Aucune bête n’ayant été
malade. La seconde ?
— Accepter que je revienne. J’avais émis le vœu
de faire d’elle d’autres portraits.
— C’est à elle qu’il vous faut demander.
Cette dernière, avec empressement, ayant accepté,
son grand-père d’entériner son souhait.
— Enfin, avec votre permission, j’aimerais accompagner
Laurine, lors de ses prochaines sorties.
— Autant de fois que vous voulez, lui répondent-ils
en chœur.
— De l’histoire de mon pays, je veux tout connaître,
ajoute la petite demoiselle.
C’est ainsi que, peu à
peu, le chemin des Varennes, au jeune homme, devint de plus en plus
familier. Et c’est ainsi, également, qu’il fit
d’elle plusieurs tableaux. Dans diverses situations, plus
aimables les unes que les autres. Il faut dire que le modèle
est si beau, que son pinceau n’a pas de mal à briller.
De « Laurine tirant l’eau du puits » à
« Laurine pêchant » en passant par « Laurine
donnant à manger à ses chèvres », la
demoiselle se prêta à tous ses caprices et à
toutes ses fantaisies. Si le premier fut encadré, les autres
furent consignés dans un grand carton à dessin qu’il
lui offrit pour son anniversaire.
Par contre, il est une œuvre
qui lui valut reproche de sa part. La « jeune fille au puits
», ayant fait autrefois l’objet d’un premier portrait,
elle voulut savoir s’il s’agissait d’une bonne
amie à lui. Il ne sait si elle le crut, quand il lui expliqua
qu’il s’agissait d’un modèle sorti tout
droit de son imagination. Mais il fut flatté d’avoir
éveillé en elle l’ombre d’une jalousie
; laquelle s’étant préalablement traduite par
une soudaine carnation de ses joues. Qui se dissipa bien vite, après
cette rassurante explication.
À SUIVRE