ROMANS

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ROMAN N°01 : "L'école dont l'instit est un cancre"

Interview lors de la sortie du second tome:

Épuisé
 

Ed.Praelego-2ème volume

ROMAN N°02 : "le Lézard dans le buffet"(Extrait)

 

 

ROMAN N°3 : "Lucile Galatte ou le temps des gauloises bleues"

Amazon - La Fnac - Épuisé

ROMAN N°04 : "Le bal des pourris"....

https://www.atramenta.net/ebooks/le-bal-des-pourris/1225

ROMAN N°05 : La Lieutenant au jupon rouge Épuisé

ROMAN N°06 : Popaul, l'enfant qui voulait aller au ciel retrouver sa mère.

 

Le Pythagore éditions www.lepythagore.com

ROMAN N°07 :Sacré Popaul !

Le Pythagore éditions
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ROMAN N° 08 :Popaulissime !

Le Pythagore éditions
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ROMAN N° 09 Signé Popaul

Le Pythagore éditions
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ROMAN N° 10 La carte à jouer

Compte-rendu du comité de lecture

ROMAN N° 11 La chair salée a disparu

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ROMAN N° 12 Riton le facteur et son chien Marcel...en tournée.



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ROMAN N° 13 L'or de la Barse

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À lire

ROMAN N° 14 Popaul: scout toujours prêt!

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ROMAN N° 15: Dis maître...Est-ce que tu veux bien être mon père?"

En attente de publication

 

ROMAN N° 16 .Et mon coeur de battre comme un joli p'tit tambour

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ROMAN N° 17 : Un amour de Popaul En attente de publication
ROMAN n° 18:: Marie des Varennes En attente de publication
ROMAN n° 19:: Le maître d'école et la fille du vent En attente de publication
ROMAN n° 20:: Popaul et le p'tit vendeuvrois. En attente de publication
ROMAN n° 21:: Un petit soulier rouge dans la neige blanche

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ROMAN n° 22:: Qui en veut au coq du clocher? ¦À proposer à l'édition
ROMAN n° 23:: Le temps des loups À proposer à l'édition
ROMAN n° 24:: J'ai l'honneur de vous dire... que vous n'êtes pas invités à mes funérailles À proposerà l'édition
ROMAN n° 25:: Laurine

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ROMAN n° 28: Supporters êtes-vous là? A proposer à l'édition
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JEANNE

 

.......................................................ET SES CHATS

 

Christian Moriat


CHAPITRE 1

Jeanne Jacquinet

 

 

Une ombre qui passe. Et qui fend la bise. Un courant d'air. Une fuite en avant. Silhouette aérodynamique, filiforme d'aspect. Grande. Très grande. C'est Jeanne. "La Jeanne", qui arpente la rue, bride abattue. Cape grise claquant au vent, sous un éternel gilet noir. Et qui bat l'asphalte de ses godillots ferrés, lourds et longs. Puis qui va de porte en porte. Parfois sonnant. Parfois frappant. Mais toujours courant.

Gris sont ses cheveux emprisonnés sous un filet que l'épeire semble avoir tissé au sommet de son crâne. Anguleux est son visage, tout en poire. Avec des sourcils épais et broussailleux. Des lèvres grandes et sèches forment lézarde longitudinale dans le bâti d'un masque fendu en deux avec les velléités pour l'oreille gauche, de rattraper celle de droite. Fripe de joues rentrées. Front bas et proéminent faisant office de visière à ses yeux de bistre. Nez en proue de navire. Menton en galoche. Et cou resté à l'état d'ébauche, ramenant le chef au niveau des épaules...
Telle, elle est. Telle, elle a toujours été. Vu qu'on l'a toujours connue ainsi. Et qu'elle n'a pas bougé depuis.

Une quarantaine d'années ? Une cinquantaine, peut
-être ? Un âge indéterminé, en somme. Mais dont l'aspect général n'est pas de toute première jeunesse.

Jeanne Jacquinet. C'est son nom. Elle en a d'autres. D'aucuns l'appelant "JJ" tout court. Ou plus désobligeamment, " Le Pony Express" ou plus rarement "Bip Bip" ou "la Coyote". Sobriquets plus en lien avec son extrême mobilité qu'avec le physique ingrat dont elle est dotée. Vu qu'à la campagne, on aime affubler les gens de surnoms, en fonction de ce qui les caractérise. Tant les villageois sont d'humeur moqueuse.

Célibataire ? Cela va de soi. Jamais elle n'a réussi à trouver chaussure à son pied. Qu'elle a - comme il l'a été dit -, fort long. Attendu qu'elle marche si vite, qu'aucun homme, à ce jour, n'a encore réussi à la rattraper. Encore eût-il fallu qu'il ait eu envie de lui courir après. Mais tel n'a jamais été le cas. Sinon, on l'aurait su. Car à la campagne, tout se sait.

Pourtant, elle a tant d'amour à donner. Or, ce doux sentiment qu'elle ne reçoit pas, mais qu'intensément elle éprouve, elle le dispense à ses chats. Une manière pour elle de compenser. La preuve en est, elle ne sort jamais sans être accompagnée de deux ou trois greffiers de ses fidèles, qui lui emboîtent le pas avec peine. Tant ils ont du mal à suivre sa foulée. Allant jusqu'à l'escorter dans l’exercice du curieux métier qu'elle exerce et que vous n'allez pas tarder à découvrir, en ces années cinquante - métier aujourd'hui, hélas, disparu.

Par contre, à l'heure du déjeuner et du souper, il faut voir les bataillons de félidés, de toute taille, de toute couleur, de tout poil et de toute espèce - chats de gouttière pour la plupart -, débouler au presbytère. Lait, moue, arêtes de poissons, le plus souvent, constituant le menu qu'elle met à leur disposition et qui fait le bonheur de ses petits protégés. Même qu'ils lui font cortège. Elle, devant. Eux, derrière. Toujours. Au grand dam d'un curé, qui se désole de les voir faire leur besoin dans son jardin.

Quant aux voisins, excédés, ils ne se font pas faute de les chasser. Mais "La Jeanne", ne se rend compte de rien, qui continue de les soigner, de les nourrir et de les bichonner.
Elle est simplette.

Son métier ? On y arrive.
En réalité, elle en a tellement. À tel point qu'on ne sait par où commencer.
D'abord, de monsieur l'abbé Georget, curé de la paroisse de Varèges, elle est la bonne. C'est sa principale occupation. C'est elle qui, en effet, lui prépare ses repas. Qui lui lave son linge au lavoir, hiver comme été. Qui balaie le parquet des trois ou quatre pièces qui composent le presbytère. Qui met de l'ordre dans ses affaires - le doyen négligent et peu soigneux est d'un naturel étourdi, qui "perd tout ce qu'il range et range tout ce qu'il égare, sans se rappeler de ce qu'il en a fait." C'est ce qu'elle répète aux paroissiens à longueur de journées. Tant de son incurie, elle se plaint, sans autant totalement le lui reprocher. Car, de veiller sur lui, la valorise.
"Ah, si je n'étais pas là !", lui fait-elle souvent remarquer. "Que feriez-vous sans moi ? "

Par contre, Dieu est avec elle, qui l'a gratifiée d'un infaillible flair pour retrouver tout ce qu'il perd... Après prière auprès du bon Saint Antoine de Padoue - toujours évoqué avec succès pour retrouver les objets et les papiers les plus introuvables.
Heureusement qu'ils sont là, tous les deux - frère Antoine de Padoue et JJ -, sinon que deviendrait l'homme en noir, lui qui passe déjà un quart de sa vie à la prière et le reste à chercher ses affaires ?
L'abbé Georget, bien que son aîné d'une bonne quinzaine d'années, soit, par elle, considéré comme "un gamin", que l'on doit constamment surveiller. Lequel serait capable de "se noyer dans un verre d'eau."

Ensuite, elle veille à l'entretien de l’église. Mais bénévolement. C'est sa seconde fonction.
Dépoussiérage des statues et des bancs.
Passage de la tête de loup pour débarrasser les toiles d'araignées dissimulées dans les recoins les plus reculés du plafond voûté.
Lavage, et repassage des nappes en dentelle. Et nettoyage des vêtements liturgiques - chasubles, aubes, cottes, surplis, soutanes, soutanelles rouges et noires des enfants de chœur...
Gestion des cierges - allumage puis extinction de ces derniers à la fin des offices, par souci d'économie. Ainsi que leur remplacement une fois ceux-ci consumés.
Fleurissement de l'autel. Puis, élimination des fleurs fanées.
Préparation des objets nécessaires aux cultes et aux cérémonies diverses.
Lustrage de l'or des tabernacles au carbonate de soude. Et des cuivres, au "Miror".
Réapprovisionnement de la cassolette en manque d'encens - celui de la myrrhe, résine en provenance de l'arbre Commiphora ; laquelle présente un parfum épicé et amer, et qui, en outre, est dotée de fragrances terreuses et boisées. L'encens de myrrhe, ayant en effet sa préférence, car celui-ci favorise la méditation.
Puis remplissage des burettes avec du bon vin - Monbazillac de préférence -, puis avitaillement des hosties consacrées dans le ciboire. Avant chaque office.

Enfin, elle se doit de seconder, voire de remplacer Germain Pilon, le bedeau, en cas d'absence ou de défaillance de sa part - ce qui n'est pas rare, tant il est porté sur le jus de la treille. Même qu'un jour de grand-messe, le doyen se plaignit d'être en manque. La bouteille ayant été retrouvée vide, nul doute qu'une tierce personne l'avait terminée avant lui. CQFD : le coupable ne fut pas difficile à trouver.

Pour l'instant, et tel est l'emploi qu'il était indispensable de ne pas immédiatement dévoiler , tant il est insolite : JJ passe le plus clair de son temps à arpenter les rues du village -lorsque l'occasion s'y prête, bien entendu. C'est sa besogne ultime, à laquelle elle attache une importance capitale. Celle-ci consiste en effet, à informer les habitants sur l’identité des personnes nouvellement décédées et sur la date et les horaires de leurs obsèques.
Rémunérée par la famille des défunts, cette rétribution, si minime soit-elle, procure à notre amie un petit supplément qui lui permet de joindre les deux bouts. Tant sont maigres les émoluments que chaque mois elle reçoit, de la part de la paroisse, pour les bons soins prodigués auprès de monsieur le curé et pour la tenue exemplaire de son presbytère.

Pour se faire une idée de cette pratique, il suffit de la suivre à travers les rues de Varèges - si vos capacités vous le permettent. Car pendant qu'elle fait une enjambée, obligation sera faite aux poursuiveurs d'en faire deux. Vu que, comme il l'a précédemment signalé, sa foulée est longue. À telle enseigne que ses petits compagnons n'ont pas assez de leurs quatre pattes, pour la cortéger...
Puis, le déroulement de l'opération est le suivant...

Toc ! Toc ! (Quand ce n'est pas "Dring!")
Et elle pousse les portes en tournant la poignée d'une main énergique - en ces années cinquante, aucune n'étant fermée, vu que des voleurs, il n'y en a pas.
Puis, d'une voix de basse, elle lance à la cantonade le faire-part suivant, sans s'informer au préalable, de la présence ou non du propriétaire - il ne lui en peut chaloir :
- "Monsieur (ou Madame) Untel (ou Unetelle) vous prie d'assister aux obsèques de sa défunte épouse (ou époux), décédée (ou décédé) en sa x ème année. Lesquelles auront lieu mardi prochain à dix heures, en notre sainte église".
Le tout claironné d'une seule traite, sans respirer.
Pour, ensuite, claquer violemment la porte à la fin de l'annonce et filer à toute vitesse en direction de la maison voisine. Varèges comptant mille cinq cent seize habitants, aussi, nombreuses sont les portes à ouvrir et à refermer. Sauf si le (ou les) propriétaires la retiennent pour une raison ou pour une autre.

Non seulement, il lui faut la santé, mais cet exercice requiert d'avoir, non seulement une bonne mémoire, mais de bonnes jambes. Or, elle a les trois.
Sans oublier un cœur suffisamment solide pour ne pas céder à la compassion. Les larmes constituant un handicap certain, au bon accomplissement de son métier. Lequel tient davantage de l'apostolat que du travail.

Certes, la profession n'est guère rentable. Étant donné que ses prestations sont payées deux francs six sous par les familles endeuillées.
Or, l'argent gagné si péniblement, est vite dépensé en fréquents ressemelages. Ce qui fait le bonheur du cordonnier du village. Mais qui ne compense ni la sueur dépensée par la commissionnaire, ni, parfois, ses larmes - notamment lorsqu'il s'agit du décès d'un enfant ou d'une personne estimée au pays.

Quoi qu'il en soit, quand il s'agit de rendre service, la Jeanne est peu regardante ni sur le salaire, ni sur le choc émotionnel qu'engendre un métier qui ne ressemble à aucun autre.
Mais il a au moins le mérite d'exister. Ce que, de nos jours, l'on ne peut plus en dire autant.

 

CHAPITRE 2

Analepse

 

 

De famille, elle en a eu. Mais n'en a plus.
Autrefois, elle habitait chez ses parents. Il s'agissait d'une petite ferme, répondant au nom de "La Genevière", en bordure de Longchamp-le-Sec, en pays aubois - commune de cent soixante âmes en tout et pour tout, en ce début des années cinquante, au sortir d'une guerre qui avait mis le pays à plat.
L'exploitation, tournée vers la petite céréaliculture et située à deux pas de Varèges, était à l'écart de toute agglomération d'importance. Or, bien qu'elle ait peu souffert des exigences imposées par l'occupant, elle était moribonde.

Les Jacquinet pratiquaient la culture de l'avoine et du blé. Possédaient deux vaches pour le lait, quelques moutons pour la laine et la viande, plusieurs volailles pour les œufs, des lapins pour la fourrure, un cochon parce que son entretien ne mange pas de pain, deux chiens pour la surveillance, puis un cheval pour les gros travaux. Car Charles, le père, était resté fermé aux sirènes du modernisme. De tracteurs, de moissonneuses, de batteuses, de faucheuses-lieuses, de presses à foin, bref ! de machines agricoles, il n'avait jamais voulu en entendre parler. Et pas seulement par manque de volonté, mais pour des questions financières, vu qu'en cette matière, il avait toujours fait de la corde raide. Une année faste permettant à peine de compenser une mauvaise. Et comme il y en avait plus de mauvaises que de bonnes, d'année en année, notre paysan avait fini par s'endetter plus qu'il n'était permis. C'est aussi une des raisons pour laquelle il ne pouvait pas se permettre d'acquérir de matériel moderne, devant, par obligation, se contenter de la traction animale. Malgré tout et en dépit des aléas climatiques - manque d'ensoleillement, orages, grêles et pluies abondantes -, et de ses mauvais calculs, de la machine, il n'en aurait guère eu l'utilité, car ce que lui avait légué son père et le père de son père avant lui, suffisait amplement, étant donnée la faible superficie des terres possédées. Aussi son aversion pour le modernisme, qui, selon lui, "use les sols", n'était qu'un prétexte utilisé pour sauver la face, auprès de ses collègues. Lesquels n'étaient pas dupes de son manque de moyens.
Quant à un éventuel recours aux emprunts, les banques ne lui auraient vraisemblablement pas fait crédit, puisqu’il n'avait point d'apport personnel. Quant à l’éventuelle hypothèque de sa ferme, il ne fallait pas y compter non plus, vu qu'aucun établissement bancaire ne s'y serait risqué, puisqu'elle ne valait pas grand-chose. Conclusion : aux prêts, il n'était point éligible.

Ainsi allait la vie à la "Genevière" - Charles Jacquinet, qui était besogneux, à l'image de l'Edmée, son épouse, qui se dépensait sans compter, afin de maintenir à flot une exploitation qui, inéluctablement, ne demandait qu'à sombrer.

Néanmoins deux enfants vinrent apporter un peu de joie à un foyer qui en manquait.
D'abord, il y eut Georges, l'aîné. Celui qui, plus tard, était appelé à reprendre le flambeau - le malheureux ! Toutefois, il fallait attendre un peu. Car beaucoup trop jeune.
Ensuite, il y eut Jeanne, la cadette.
Et la fratrie n'alla pas au-delà. Deux bouches supplémentaires à nourrir étant plus que suffisantes.

Si le premier promettait, tant il semblait de constitution robuste, la seconde par contre, si elle non plus, ne rechignait point au labeur et si elle était d'un bon service, avait un petit quelque chose qui la différenciait des petites filles de son âge. C'est - comment dire pour ne pas être offensant ? - une fillette qui était passée à côté de la complexité du réel. En d'autres termes, et pour être plus clair, d'aucuns la qualifiant de simplette. Ce qui n'empêchait pas que derrière son dos, on ne le lui envoyait pas dire. Tant sont piquantes les langues villageoises. Certains, pour ne pas dire certaines, tant les femmes sont parfois mauvaises à l'égard de leurs consœurs, n'hésitant pas à toquer malignement leur tempe de leur index pour signifier que le Bon Dieu avait omis, par inadvertance, de lui cocher une case - celle réservée à la cervelle.

Affectueuse, généreuse, sensible, niveau caractère, elle était plus proche des animaux de la ferme que des pays et des payses, qui n'avaient de cesse, non pas de la rudoyer - les Longchampardais, s'ils n'étaient pas toujours tendres avec elle, n'étant pas foncièrement pervers, en dépit de leurs langues affûtées -, mais, de ne jamais la prendre complètement au sérieux.
C'était d'ailleurs à se demander si elle s'en rendait compte. Tant elle était dans Son monde. Un monde idéalisé, fondé sur la bonté et l'optimisme béat. Tant elle était d'une incommensurable naïveté.

Certes, si l'esprit lui a toujours fait défaut, le cœur, par contre, et l'on se doit de le répéter, était débordant d'amour. D'un amour à faire exploser les coronaires les plus endurcis ! Amour qu'à ses chats elle prodiguait déjà et ce, dès son enfance la plus tendre - comme il en a été fait mention plus haut -, et, au risque d’insister, qu'elle dispense à leur adresse, encore et toujours.

Et ceux-ci, du plus laid des matous au plus sauvage et au plus beau d'entre eux, le lui rendaient fort bien. Qui couraient au devant d'elle, du plus loin qu'ils l'apercevaient.
Elle les caressait. Elle les nourrissait. Elle jouait avec eux. Elle leur parlait. Et ils lui répondaient avec des miaulements de plaisir, des comportements affectueux et des ronronnements sans nombre. Les félins, ces petits compagnons indépendants et au caractère bien trempé ayant, en effet, un vocabulaire qu'elle comprenait parfaitement.
Visiblement, elle parlait "chat". Même si d'aucuns, parmi eux, selon leur race, selon leur tempérament et leur hérédité, ne possédaient pas le même langage...
Mais elle avait la langue polyglotte.

Elle était à leur écoute. Les soignant lorsqu'ils étaient malades. Les consolant lorsqu'ils étaient dans la peine. Les rassurant lorsqu'ils étaient dans la peur. Les gâtant lorsqu'ils étaient dans la maltraitance. Modérant leur agressivité lorsqu'ils avaient les velléités de sortir leurs griffes.
Un geste, un mot, un regard. Et l'animal redevenait doux comme un agneau. Faculté, par elle possédée, dont pas mal de mortels sont dépourvus.

Bref ! Si elle avait le don. Et si elle avait un cœur, les animaux, quant à eux, avaient une âme. Ce sont, en effet, des êtres sensibles qui aiment et qui, parfois, souffrent. Or, comme nous, les humains, ils ont toute leur place au paradis. Malgré le curé de l'époque, qui prétendait le contraire. Ce qui valait à l'enfant devenue adolescente, de fréquentes algarades avec l'homme de Dieu - algarades, toutefois, sans conséquence.
Par contre, le chat - il faut le savoir - a un énorme avantage sur nous : c'est qu'il a sept vies. Contrairement au doyen qui, à chaque fois qu'elle abordait le sujet, lui répondait : "fichaises"! Opinion qu'elle finit par garder pour elle, tellement elle était en but aux lazzis et autres réflexions inamicales.
Ce qui ne l'empêchait pas d'éprouver à leur encontre un respect sans limite. Forcément. Vu qu'en ces années cinquante, se persuader que tel ou tel greffier, avait pu vivre sous Catherine de Médicis, Louis XIV ou Napoléon, la rendait pleine d’admiration. Aussi songeait-elle qu'il pouvait en être de même pour elle.

Bref, presque par inadvertance, la Jeanne devenait chatte. Persuadée qu'elle était de détenir ce privilège. C'est du moins ce qu'elle croit, ce qu'elle a toujours cru, et ce qu'elle croit encore, car elle a foi en toute chose.

Comme elle était de nature craintive et innocente, une fois devenue demoiselle, elle se mit sous la protection de monsieur le curé, représentant de Dieu sur terre qui a su d'elle, tirer profit, dépassé qu'il a toujours été, par les tâches matérielles.

Aussi, aujourd'hui, comme hier, n'a-t-il aucune peine à utiliser ses services, parce que notre amie, qui a l'âme généreuse, est, comme on vous l'a fait auparavant deviner, éprouve une extrême méfiance, vis-à-vis de ses concitoyens. Sa timidité à l'égard des femmes, ses paires, n'ayant d'égale que sa défiance envers les hommes. Même que jamais elle ne les regarde en face.
Un seul regard de leur part et elle rentre à cent pieds sous terre. En d'autres termes, elle fuit le contact, non seulement masculin, mais également féminin.

À un moment donné, et l'on se doit de le rapporter, alors qu'elle venait juste de sortir de l'enfance, elle avait livré au prêtre, le seul auprès duquel elle a toujours placé sa confiance - monsieur le curé étant, comme chacun sait, d'aucune appartenance à un sexe bien déterminé -, son intention de prendre le voile, afin de vivre à l'écart du monde.
Ce dernier, qui n'était pas dupe de sa simplicité d'esprit, lui ayant naturellement conseillé de patienter, afin prétexta-t-il qu'"elle soit bien sûre de sa foi".
Puis, quand il lui apprit que les moniales refusaient les chats, celle-ci n'y songea plus. Ce qui signa l'arrêt définitif de sa vocation.

Ce qu'elle ne regretta point, car, elle se sentait bien entre les murs en pierre du presbytère - imprenable bastion contre la noirceur du monde. Lequel est doté d'une cour, sur le devant, puis d'un grand jardin, sur le derrière - son autre grande passion -, qu'elle entretient d'un soin jaloux. Le disputant même à son protecteur de prêtre, qui, selon elle, au jardinage, n'y entend rien. Alors qu'il prétend le contraire. Ce qui donne parfois lieu à différents, à bisbilles et à chamailleries sans conséquences, comme il en existe dans les vieux couples. En dépit de leur grande différence d'âge. Le premier pouvant se prévaloir d'une ancienneté, qui pourrait, vis-à-vis de "la vieille demoiselle," l'instituer tout naturellement au rang de père. Ce qui ne l'empêche nullement d'admettre que La Jeanne, dans ses rapports avec les légumes et les fleurs, lui est nettement supérieure, de par son expérience d'ancienne agricultrice, contrairement à lui, qui, de toute sa vie, n'a fait que fréquenter les séminaires. Et se cantonner dans le monde de la prière. Et non dans celui des légumes.
Voilà pour elle.

Par contre, et pour revenir un peu en arrière, en ce qui concerne son frère Georges, les espérances que l'auteur de ses jours avait placé en lui, quant à sa faculté de reprendre la ferme, tournèrent court. En effet, celui-ci mourut d'une septicémie foudroyante à l'âge de neuf ans, suite à une blessure occasionnée par une lame de scie rouillée, en voulant scier une planche, en vue de fabriquer une maison d'oiseaux.
On le pleura beaucoup. Et l'on ne compta pas les messes dites à son intention, pour lui assurer un éternel repos.
Mais, comme si cela ne suffisait pas, Charles, sans doute rebuté par la mort de son fils et par l'inéluctable déclin de sa ferme, qu'il ne parvenait pas à redresser, malgré un travail de tous les instants, disparut du jour au lendemain, sans laisser d'adresse.
Le coup fut terrible !

Aussi Edmée et sa fille Jeanne furent-elles bien marries de se retrouver toutes seules, avec des bêtes à soigner et une terre à entretenir. Déjà qu'à trois ils n'y arrivaient pas, ce n'était pas pour y arriver, à deux. Malgré un labeur harassant et journalier de leur part.
C'est la raison pour laquelle, la première, après avoir vendu l'exploitation, se loua dans une ferme voisine, aux "Essarts" exactement, à l'entrée de la commune de Villy-le-Champi. Pendant que la seconde proposa ses services au curé Georget de Varèges, petite commune de mille cinq cent seize âmes, située à une demi-douzaine de kilomètre de Longchamp-le-Sec - lequel d'emblée, l'accepta. Et jamais ne le regretta... au début tout du moins.

Hélas! Deux ans plus tard, au village, nul ne s'étonna de voir le corps de l'Edmée flotter un dimanche matin, au beau milieu du lavoir. "Noyée dans soixante centimètres d'eau !" C’est ce que confirma le rapport de gendarmerie, laquelle avait été diligentée pour mener à bien cette enquête.
Ne lui connaissant aucun ennemi, tout de go, il fut conclu à un suicide. Dû à une grave dépression nerveuse.

En effet, la mort du fils, la fugue de l'époux, l'exténuante besogne pour tenter de maintenir l'exploitation à flot, la vente de celle-ci, qui suffit à peine à couvrir les dettes contactées par Charles, avant son départ, ainsi que son nouveau travail chez des étrangers, avaient été autant de maux trop difficiles à supporter pour elle. Aussi ne fallait-il pas chercher plus loin pour trouver les motivations de son geste malheureux.

Puis, comme il l'a encore été mentionné plus haut, de son travail de bonne auprès du doyen, la Jeanne s'occupa de l'entretien de l'église, puis, avec l'accord du collège paroissial, le prêtre en fit une chargée de missions, autrement dit, une émissaire destinée à faire part des obsèques auprès de ses concitoyens des quelques ceux rappelés au Bon Dieu. Mission de confiance s'il en est, qui eut le don de flatter son amour-propre. Ce qui lui donna également l'occasion de vaincre son extrême timidité.

Au départ, de cette charge qui l'honorait, elle s'en s'acquitta scrupuleusement. On ne peut pas lui en faire reproche. Tout du moins, est-il bon de le rappeler, au début. Ce n'est qu'après, que se sont dégradées les choses. Comme on le verra par la suite. Mais, pour l’instant, nul n'est besoin d'anticiper.


À SUIVRE

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