Christian MORIAT
L’ECOLE DONT L‘INSTIT
EST UN CANCRE
Souvenirs d’un enseignant au jour le jour
PREFACE DE CHRISTIAN
Après trente sept années et demie passées dans
l’enseignement, ayant connu toutes les classes, de la maternelle
au collège, en passant par le primaire, j’ai toute une
brassée d’anecdotes à vous offrir. Des bonnes et
des moins bonnes…
Or, au chapitre des petits et gros soucis, quand il y en a eus, je me
dois de préciser qu’ils ne me sont pas tous tombés
sur le dos comme la misère sur le pauvre monde. Sinon, en ce
moment, je serais dans un asile en train de faire des cocottes en papier
et à me poser des questions sur l’œuf de Colomb.
Certes, des ennuis, j’ai eu ma part, mais mes collègues
ont eu aussi la leur. C’est la raison pour laquelle, et par dérision,
j’ai attribué à Gilbert Meunier, professeur des
écoles et héros d’une pièce de théâtre
de Jean-Christophe Barc, tous les malheurs, petits et grands, que parents,
enfants et administration nous ont fait endurer. Car, qu’on le
veuille ou non, ce sont les parents qui dirigent à l’école.
On leur a donné tous les droits. Et ils s’en servent. Même
si, souvent, c’est au détriment de leurs enfants, et ce
qui est plus grave, par ricochet, au détriment de ceux des autres.
Pour en revenir à J-C Barc, je dirais en d’autres termes,
que nos tracas sont les grains. Et Gilbert en est la grappe. Et quelle
grappe ! Le jus m’en coule encore dans la manche !
Après un survol de mes études et de ma carrière,
je m’effacerai peu à peu derrière lui, afin de lui
laisser raconter, dans un joyeux désordre, les épisodes
qui ont rythmé ma vie d’instituteur.
Aussi, après son récit, peut-être serez-vous nombreux
à dire : « Je ne savais pas que c’était comme
ça la vie d’instit ! »
Peut-être alors comprendrez-vous pourquoi ils font grève
?
Peut-être ne leur envierez-vous plus leurs vacances… même
s’ils ne travaillent que 150 jours par an. C’est vrai que
c’est peu, mais je me souviens des jours où les minutes
étaient si lourdes qu’elles empêchaient les aiguilles
de remonter, surtout après les demis !
A présent, Gilbert, c’est à toi ! Parle et n’oublie
rien !
PREFACE DE GILBERT
Nom : Meunier. Prénom : Gilbert.
Qualité : Professeur des écoles retraité.
Je suis entré à l’école en 54 à l’Ecole
Maternelle. Cinquante ans après, j’y étais encore…
« Il n’a pas de facilités », répétait
ma mère.
« On n’en fera jamais un instituteur ! » se désolait
mon père.
« Qu’en savez-vous ? » avait répondu mon maître.
Il est vrai que l’affaire était mal engagée, puisque,
plus tard, je dus à un déménagement providentiel
de ne pas « retripler », comme nous disions entre nous,
les gosses.
Mais, n’anticipons pas ! Pour l’heure, ce n’est pas
sans un pincement au cœur que je vis partir mes petits camarades
pour le Cours Complémentaire – le fameux CC, dont les deux
lettres, à elles seules, représentaient pour moi les premiers
maillons de la chaîne d’un esclavage scolaire, auquel j’allais
plus tard me retrouver enchaîné.
Ainsi donc je restais à quai. J’avais loupé le train.
J’allais en louper bien d’autres par la suite !
Je dois ajouter, qu’à cette époque-là, on
ne se préoccupait guère de l’état d’âme
des redoublants. Ne passaient dans la classe supérieure, que
ceux qui avaient la moyenne. Et les malheureuses victimes du redoublement
ne faisaient l’objet ni d’un signalement à l’amont,
ni d’un soutien psychologique à l’aval… comme
maintenant, où le ban et l’arrière ban des orthotrucs
et des rééducochoses, souvent anciens enseignants «
en délicatesse » avec l’enseignement, constituent
la protection rapprochée de l’élève. Pour
un résultat souvent peu convaincant.
***
Toutefois, ces recalés du contrôle continu,
dont je faisais hélas partie, avaient néanmoins l’opportunité
de passer les épreuves de « l’Examen d’Entrée
en 6ème », recours ultime pour tous ceux qui avaient raté
le coche en première instance.
C’est la raison pour laquelle je me revois, par un beau matin
du mois de juin, en partance pour la ville de Troyes, en compagnie de
deux ou trois minus habens de mon acabit, dans la belle 4 CV de Monsieur
Rafin, notre instituteur, afin de tenter de sauver une année
scolaire catastrophique. Sa conscience professionnelle l’ayant
en effet poussé à nous porter candidats, nous les cancres,
les cas désespérés et désespérants,
tout de même ravis de faire, comme Ulysse, un si beau voyage.
C’est qu’à cette époque-là, les enseignants,
« grands bouffeurs de curés » devant Marianne, l’Eternelle,
croyaient aux miracles !
Hélas ! En raison d’une irrépressible envie d’uriner,
je dus rendre ma copie avant l’heure ! Et, comme de toute façon
je n’aurais jamais eu la capacité d’écrire
grand-chose dessus, c’est doublement soulagé que je franchissais
la porte de sortie, sourire aux lèvres, comme le font habituellement
tous les imbéciles- heureux de France et de Navarre !
Décidément, Troyes n’était pas Lourdes !
Et mon instituteur ne s’appelait pas Bernadette !
Je vous laisse imaginer l’atmosphère pesante qui régnait
dans la voiture, sur le chemin de retour, dans mon village de Blanville.
Et alors que le compteur de sa 4 CV tutoyait allègrement les
quatre-vingts à l’heure dans les descentes, notre instituteur
refaisait à lui seul l’examen. Hélas, malgré
notre envie de lui faire plaisir, ni en problèmes, ni en dictée,
nous n’avions pu accorder nos vues.
Bref, nous n’avions pas été à la hauteur,
au grand dam d’un maître qui allait devoir nous supporter
une année supplémentaire.
Décidément, ce n’était pas que je n’aimais
pas l’école. C’est l’école qui ne m’aimait
pas !
J’entamai donc une seconde année dans la classe de CM2-Fin
d’étude de Monsieur Rafin, comme je venais de terminer
la première, un peu à l’image de ces capitaines
de bateau, obligés de gouverner à l’estime, en raison
du brouillard. Car, avec la meilleure volonté du monde, on ne
peut raisonnablement pas faire monter un âne à un arbre.
J’étais cet âne et l’école était
mon cèdre du Liban- celui dont les branches basses sont encore
trop hautes pour me permettre d’y monter.
A cette époque, la classe de Monsieur Rafin ne connaissait pas
le chômage. 8 heures-Midi, Quatorze heures-Dix-sept heures était
l’horaire théorique. Mais il en existait un autre, qu’il
adaptait en fonction des difficultés d’un exercice de calcul
particulièrement retors ou d’une correction de dictée
qui n’en finissait plus.
Aussi lui arrivait-il de nous lâcher entre 13 heures et 13 heures
30 et de nous congédier vers 18 heures, 18 heures trente, bien
après l’étude du soir. Il est vrai que l’apprentissage
des départements, avec leurs préfectures et leurs sous-préfectures,
constituait un handicap certain pour ceux qui voulaient quitter l’école
de bonne heure.
Bien évidemment, pour moi, le déjeuner eut rarement lieu
à midi et l’hiver, je fus de toutes les sorties…
après le coucher du soleil.
***
Puis, un beau jour, mon père se retrouva au
chômage après la vente de son usine de bonneterie. Nous
partîmes donc pour l’agglomération troyenne, à
Saint Junien exactement où j’eus pour institutrice une
charmante vieille dame, qui avait une curieuse pédagogie en matière
d’éducation physique et sportive.
Elle nous faisait mettre en rang par deux, puis nous conduisait dans
une ruelle, qui se trouvait derrière l’établissement.
Une fois arrivés sur place, et toujours parfaitement rangés,
nous devions suivre des instructions, qu’elle mettait elle-même
en application.
Ses exercices, limités d’ailleurs par la station debout,
consistaient en une série de moulinets des deux bras ou de lever
et de baisser de jambes « bien tendues ! », insistait-elle.
Or, ses démonstrations faisaient rougir jusqu’aux oreilles
les gredins que nous étions, car, sous la jupe relevée
par la tension de la jambe, nous avions une vue imprenable sur ses culottes
et ses jarretelles.
Cinq minutes après, la leçon de gymnastique étant
terminée, nous rentrions dans la classe, les yeux pleins d’étoiles.
C’est à elle aussi que je dois la plus belle leçon
de mauvaise foi de ma vie d’écolier.
Après qu’elle eût écrit au tableau le mot
« cîme », avec un accent circonflexe, je levai le
doigt, croyant à une étourderie de sa part.
« Madame, l’accent de cime est tombé dans l’abîme
», argumentai-je. « Depuis, cime a perdu son accent. »
« Et alors ! » me répondit-elle sans se démonter.
« Moi, je l’écris juste avant sa chute ! »
N’étant pas à bout d’arguments, je lui indiquai
la page du dictionnaire où figurait le mot en question.
« Il ne faut pas toujours croire ce qu’on raconte, acheva-t-elle.
Surtout quand il s’agit des dictionnaires ! »
Et là, je ne trouvai plus rien à dire…
Néanmoins, c’était une excellente
femme. Et je terminai, avec elle, l’année que j’avais
si mal commencée auprès de Monsieur Rafin, en m’installant,
sans forcer outre mesure, aux toutes premières places du classement.
Tout près de la « cîme », évidemment
! Ce qui me valut le droit de passer en 6ème.
Mais, pour être sincère, ses élèves n’étaient
pas des aigles !
Comme quoi, déjà à l’époque, tous
les établissements n’avaient pas le même niveau.
***
Pour des raisons qui sont propres à ma mère - sans doute
y voyait-elle une revanche ?- je fus inscrit au Cours Complémentaire
de mon village.
J’y fis un début honorable, puis, repris par mes vieux
démons, le premier trimestre de 5ème fut catastrophique
: 6 de moyenne générale sur 20 !
Le Directeur du CC, consulté par mes parents,
me vit alors carreleur, boulanger ou vendeur de tabac-journaux dans
une civette, au regard d’un certificat d’étude que
je venais d’obtenir quelques mois auparavant, par je ne sais quelle
opération du Saint Esprit.
A ce sujet d’ailleurs, ma mère, ayant
dans l’idée que j’allais le rater, avait préparé
nos valises pour regagner notre maison de Saint Junien et éviter
ainsi l’opprobre qui n’allait pas tarder à rejaillir
sur notre famille.
Quand je lui ai annoncé que j’étais
reçu, elle défit les valises et m’acheta un vélo,
en ajoutant : « Avec le certificat, tu pourras au moins être
facteur. C’est déjà ça ! »
Au moins, étais-je équipé pour les tournées
! Il ne manquait plus que le courrier et les sacoches !
Pour en revenir à cette classe de 5ème,
cause de nouvelles déconvenues, je parvins cependant à
rétablir l’équilibre en doublant ma moyenne au second
trimestre et en confortant mon avance au dernier. Moyenne générale
annuelle : 10. Le compte était bon. Je pouvais passer dans la
classe supérieure.
Une fois de plus, le couperet n’était
pas passé loin. D’autant plus que le patron du Bon Pain
de France, qui avait accepté de me prendre en apprentissage,
m’attendait et …m’attend encore.
En effet, le jour où je devais être embauché,
ma mère vint me réveiller. En ouvrant les volets, un coin
de ciel bleu entra dans la chambre et y est sans doute encore.
« Qu’est-ce que tu veux aller faire au
Bon Pain de France ? me lança-t-elle. Dors, va ! On leur dira
qu’on a réfléchi. »
Et, comme je préférais manger les gâteaux plutôt
que de les confectionner, avec la bénédiction maternelle,
je me rendormis.
C’est ainsi que ma carrière de boulanger fut brisée
à cause d’un ciel de printemps !
O, toi, boulanger, mon frère, mon confrère
en quelque sorte, je te le rends bien puisque je ne peux entrer dans
une tes boutiques, sans me dire, avec émotion, que je pourrais
être toi !
Et j’ai toujours eu beaucoup de respect pour tes babas, pour tes
poudings, pour tes meringues ou pour tes tartes, car je pourrais en
être leur auteur !
C’est la raison pour laquelle, avant de les déguster avec
les dents, je les dévore avec les yeux. Ce qui leur fait une
double dégustation ! Insigne hommage à leur beauté,
à leur texture et à leur parfum ! Gâteaux de tous
pays, chapeaux bas ! Vous avez en face de vous un connaisseur !
***
Cahin-caha, je poursuivis mes études, quand ce ne sont pas les
études qui me poursuivaient, puis, sans trop de difficultés,
j’obtins mon BEPC.
Mes parents pouvaient respirer. Cette fois, point n’avait été
besoin de préparer les valises. Adieu vélo ! Adieu facteur
! Je pouvais viser plus haut ! On m’offrit un magnéto.
Hélas ! Une fois de plus, suite à une
erreur d’orientation, il me prit la fantaisie de redoubler ma
seconde…
Par la volonté de ma mère, dont le père avait été
Directeur des Forges à Villeneuve, elle me proposa de m’inscrire
au Lycée technique de la ville. Comme je n’avais pas l’esprit
de contrariété, j’acceptai. Là ou ailleurs,
peu importait.
Mal m’en prit car je m’aperçus bien
vite que je n’avais aucune disposition pour les métiers
manuels. Perceuse, tour et fraiseuse me laissaient dubitatifs, et, partant
de là, les pièces qu’on me demandait d’usiner,
présentaient souvent des erreurs de cotes qui faisaient le désespoir
de mes professeurs.
Après une violente dispute avec ma mère,
qui voyait s’effondrer l’espoir de succéder un jour
à mon grand-père, elle accepta de m’inscrire en
seconde littéraire, au Collège de Villeneuve. Le Lycée
de garçons de Troyes, ne voulant pas de moi, en raison de l’a
priori qui consistait à considérer les « gens du
technique » comme des incapables et ceux qui en sortaient par
la petite porte, comme des moins que rien.
« C’est bien joli, avait déclaré
la Directrice à sa secrétaire, le Lycée Technique
nous envoie tous ses cancres ! » C’est du moins ce que ma
mère avait entendu par la porte laissée entrouverte !
Et, comme les fonctionnaires de l’Education Nationale jamais ne
se mouillent, ce fut avec un « On vous tiendra au courant, en
fonction des places disponibles » que ma mère fut poliment
éconduite.
Par contre, à Villeneuve, je fus accueilli à
bras ouvert et, comme le vieux Collège était au bord de
l’Aube, à côté d’une place ombrée
de marronniers plus que centenaires, je m’y plu tout de suite…d’autant
plus qu’il était mixte.
L’atmosphère y était familiale
et très permissive. Les professeurs débonnaires et doux.
Gaston Bachelard y avait enseigné. Son âme y était
encore.
Tous les ingrédients étaient réunis pour permettre
mon épanouissement.
Choyé, aimé, chaperonné, je fis une seconde tonitruante,
raflant presque tous les prix.
Ce qui me valut de nombreux amis, notamment parmi ceux qui « étaient
à la ramasse » les jours de « compos ».
J’aimais la littérature et la philosophie.
Et le romantisme de mon adolescence trouvait en Alain-Fournier et Valéry
Larbaud ce qui m’avait manqué jusque là.
Enfin, comme mon héros Chatterton, j’allais jusqu’à
revêtir la célèbre redingote portée par Alfred
de Vigny, que j’avais dénichée à Troyes,
chez Devred.
« Je n’aime pas sortir avec toi, disait mon frère.
Avec ton accoutrement, tout le monde nous regarde ! »
Ce fut également l’époque où
on me découvrit des dons pour le handball, et comme l’équipe
du Collège atteignait régulièrement les demi-finales
d’Académie, je devins gardien de but, après avoir
gagné mes galons lors d’un match épique remporté
contre des militaires de la base aérienne voisine.
Enfin, je commençais à devenir quelque chose !
***
Hélas ! Avec moi, cet état de grâce ne pouvait pas
durer bien longtemps. Et si la classe de seconde fut flamboyante, la
classe de première fut « poussive ». Je retombai
alors dans mes travers et je dus à la bienveillance de mes professeurs
de me faire accéder à la terminale, en me faisant grâce
des quelques centièmes de points qui manquaient à ma moyenne.
Du jamais vu au Collège !
Mais il en était ainsi. Et comme je vous l’ai dit, on m’avait
« à la bonne ».
L’un de mes amis ne connut pas la même
fortune ! Et il ne put malheureusement pas échapper à
la sanction du redoublement, qu’il refusa, préférant
travailler seul, loin d’un système scolaire qu’il
exécrait.
On se gaussa. On lui promit un horizon plus noir que noir. On le vit
colleur de timbres à la poste ou, tout au plus, chauffeur-livreur
aux Coopérateurs de Champagne.
Mais, comme son désir d’apprendre était à
l’image de sa volonté, il se présenta en candidat
libre au baccalauréat et obtint la mention très bien,
avec un 18 en français et un 19 en philo, ce qui fit taire les
rieurs !
Puis, quelques années plus tard, pour se distraire, il passa
un doctorat qu’il obtint haut la main.
En ce qui me concerne, débarrassé des
disciplines scientifiques qui me causaient bien des désagréments,
j’accomplis une Terminale honorable, décrochant sans peine,
mais grâce à un travail sérieux, un bac philo avec
mention.
Cette fois, à la place du vélo du certif
et du magnéto du brevet, ma mère m’offrit une guitare,
qui me rendra bien des services, plus tard.
***
Je passe ensuite très vite sur mes études universitaires
où je fus une nouvelle fois en perdition.
Je fis en effet l’erreur de m’inscrire en géographie-
laquelle dépendait à l’époque et par on ne
sait par quel mystère de la fac de lettres. Or, il s’avéra,
à l’usage, que j’étais meilleur en histoire.
Là encore, mon esprit prompt aux écarts
et mon sens inné de l’à-peu-près s’accommoda
fort mal des études cartographiques où le relief et la
géologie n’avaient d’égal pour moi que la
pataphysique ou le mouvement tachiste.
Aussi décidai-je de proposer mes services auprès
de l’Inspection Départementale de l’Education Nationale.
Monsieur l’Inspecteur me reçut avec une
apparente bienveillance, mais, au moment de prendre congé, après
un dernier « Je ne manquerai pas de vous tenir au courant »,
j’eus le pressentiment qu’il ne répondrait ni à
l’adresse, ni au numéro de téléphone que
je lui avais laissés… Il me semblait d’ailleurs avoir
déjà entendu cela quelque part.
Ma première impression fut la bonne. Du haut
de ma retraite, j’attends encore son coup de fil.
Mais, le destin, qui, comme chacun sait, jamais ne
parle, mais agit toujours à notre insu, ce qui nous permet, à
nous, les hommes, de croire en notre liberté, me fit de l’œil.
Mon père, qui prenait ses repas à Troyes, dans une pension
de famille, raconta mon entrevue manquée avec mon inspecteur.
Le récit qu’il en fit toucha une pensionnaire, ancienne
institutrice à la retraite, qui comme l’on dit «
avait ses entrées » à l’Inspection Académique.
Son intervention fut si efficace que je me retrouvai
embauché, dès la rentrée, avec le titre ronflant
d’Instituteur délégué rectoral de Lettres-Histoire
au Collège d’Enseignement Général de Chalandre
-sur-Aube, sur poste vacant de PEGC. J’y restais deux ans…
La vieille dame, avec qui je fis connaissance, coupa
court à mes remerciements. « Ne me remerciez pas, déclara-t-elle
! Vous n’êtes pas le premier ! »
***
Mais, comme ma situation dans l’enseignement était précaire,
je passais le Certificat d’Aptitude Professionnelle, afin de devenir
instituteur titulaire, négligeant une carrière de PEGC
qui me tendait les bras.
En effet, après deux ans passés en CEG,
j’aurais pu prétendre, moyennant l’obtention d’un
petit examen, à un poste de PEGC titulaire. Ce que je ne fis
pas, car les adolescents d’alors cachaient déjà,
derrière leurs boutons, l’insolence qui les caractérise
aujourd’hui. Je ne savais pas, à l’époque,
que provocation et indiscipline, allaient bientôt se banaliser,
de la Maternelle à la Primaire.
Je fus ainsi parachuté dans la classe de CE-CM
d’un petit village, tout près de Chalandre-sur-Aube, qu’un
couple d’enseignants avait dû quitter précipitamment,
suite à de violentes altercations avec les parents, lesquels
n’avaient pas hésité à se montrer menaçants
en brandissant leurs carabines ! Ce qui fit dire à l’un
de mes collègues : « On n’a pas des métiers
faciles ! »
De quoi me mettre en bouche au seuil de ma future carrière.
Après une année passée dans cette
commune, où je fus d’ailleurs très bien accueillie,
je dus accomplir mon service militaire à La Valbonne, à
côté de Lyon, où, étant donné mon
statut d’enseignant, on me confia des classes de français.
Les engagés, dont j’avais la charge, du caporal à
l’adjudant, n’acceptant d’ailleurs pas toujours bien
l’autorité du 2ème classe, que j’étais
alors. Mais, il s’agit là d’une autre histoire. Car,
avant de faire le procès de l’armée, faisons d’abord
celui de l’Education nationale ! Il y a suffisamment de choses
à dire…
***
De retour de l’armée, je fus nommé en classe de
transition, au Collège de Beauvois. Mais, suite à une
erreur dont l’Inspection est coutumière, nous fûmes
deux enseignants sur le même poste. L’un dut partir, ce
fut moi, après être allé m’excuser auprès
du Maire, que j’avais fait activer pour me trouver un logement.
On me confia une autre classe de transition,
au Collège de Varèges, cette fois-ci… mais sans
logement.
Huit jours après la rentrée, je vis apparaître
un premier adjoint tout penaud- le même qui m’avait dit
qu’il n’avait plus de logement – et qui faisait alors
office de Directeur.
« Monsieur Meunier, m’annonça-t-il, c’est une
femme qui est nommée en CPPN. Une Parisienne, en plus ! Je vous
offre un logement, vous me prenez les CPPN. Je vous préviens,
la classe n’est pas facile et il lui faut un homme ! »
J’acceptai, et en plus d’une classe à
deux niveaux – honorable pour les garçons, extrêmement
faible pour les filles, les meilleures ayant été réquisitionnées
par ma collègue pour son activité couture- j’héritai
d’une charmante glacière, deux pièces-cuisine, salle
de bain avec baignoire non raccordée au réseau d’eaux
usées, située derrière une usine de plastique et
à côté d’un taudis, où vivait une famille
de marginaux.
Parfois, dans la chaleur épaisse des samedis
soirs, des voix avinées nous parvenaient de l’habitation
voisine. Et c’est ainsi qu’à Varèges, mon
épouse, venue tout droit de sa Russie natale, apprit les premiers
rudiments de français.
« Dis, Gilbert, qu’est-ce que veut dire : crève ?
salaud ? fumier … ? C’est du jambon qu’ils parlent…
? Le jambon fumier ? »
Quand on vous dit qu’il n’y a rien de mieux que l’immersion
pour apprendre une langue !
Mais, le jeune marié, que j’étais
devenu entre temps, y voyait un paradis, contrairement à ses
amis, qui, en parlant de notre logement de fonction, le désignait
sous le vocable de « sinistre cloaque ».
« On en avait mal pour vous», nous confieront-ils plus tard.
***
L’année suivante et par un nouveau caprice de l’Education
Nationale, je devins stagiaire dans une école primaire de Villeneuve,
tout en enseignant en classe unique, à Rigny.
Qui dit classe unique, dit aussi six cours à préparer
– de la section enfantine au CM2 ! Combien les journées
me semblaient courtes ! Levé à sept heures du matin, couché
à minuit, je n’avais pas une minute à moi. Et, chaque
jeudi – jour vaqué à l’époque- chaque
week-end, chaque vacance me voyait au travail.
Lentement, je glissais vers l’esclavage scolaire.
Cinq ans plus tard, en délicatesse avec une
famille, je précipitai mon départ pour exercer à
Viry-la-Chapelle, un petit village perdu au beau milieu des bois. Est-ce
la raison pour laquelle, la classe de Cours élémentaire,
dont j’eus la responsabilité, était installée
dans un ancien bûcher ? Toujours est-il que celle-ci fut considérée,
par mon Inspecteur, comme « la classe la plus déshéritée
de la circonscription ». C’est tout du moins ce qu’il
écrivit dans l’un de ses rapports et ce qui ne fit pas
rire le Maire du village.
Quoi qu’il en soit, j’y fus très heureux et les enfants
y étant très attachants, j’y restai deux ans.
Puis, désireux de me rapprocher d’une
maison de famille que mes parents m’avaient réservée,
je réussis à me faire nommer dans mon village natal de
Blanville, dans l’ancienne classe de Monsieur Rafin, mon ancien
maître.
Mais, comme il avait quitté le département pour prendre
une retraite bien méritée, il ne le sut jamais.
J’exerçais donc en Cours Moyen, puisque
les Fins d’Etude n’existaient plus depuis longtemps. Hélas,
pour moi, une quinzaine d’années plus tard, en raison d’une
fermeture, je sautai sur la Classe de Rattrapage Intégrée,
qu’on venait juste d’ouvrir dans le même établissement.
Et, à cette occasion, je ne puis m’empêcher de dénoncer
l’incohérence de l’Education nationale, qui ferme
une classe pour en ouvrir une autre, qui fermera, d’ailleurs à
son tour, quelques années plus tard, pour ouvrir celle qu’on
avait autrefois fermée.
Mais il est vrai, que dans notre pays, on a toujours supprimé
ce qui marchait bien, pour le remplacer par ce qui ce qui marche moins
bien. Ce fut le cas des mathématiques modernes et autres fariboles
à deux sous, qu’on enterra aussi vite qu’on les avait
lancées.
Car, à chaque ministre, sa réforme ! Ce qui oblige d’ailleurs
nos Inspecteurs à faire « le grand écart »,
infirmant quelques années plus tard, et sans amour-propre, ce
qu’ils imposaient avec véhémence quelques années
plus tôt.
Heureusement que nous ne les écoutions pas !
C’est la raison pour laquelle nous adaptions nos cours en fonction
de leurs visites, puisque nous étions prévenus à
l’avance.
Les veilles d’inspection, il fallait voir les collègues
dépendre les batteries d’étiquettes subversives,
où s’affichaient chiffres et abécédaires
et remplacer les cartes de géographie par des posters…
pour les accrocher de nouveau, dès que l’Inspecteur avait
tourné les talons !
Pour en revenir à mes nouvelles responsabilités,
ma Classe de Rattrapage Intégrée accueillait les élèves
en difficulté de chaque classe, mais par petits groupes. A charge
pour moi, comme le précisa notre Inspectrice d’alors, «
de faire aimer l’école, à ceux qui en sont dégoûtés.
»
Je ne compte pas le nombre d’enfant que j’y ai vu défiler
!
***
Deux ans plus tard, je repris un CM2 à la faveur d’un départ
en retraite, puis, déçu par le système, je choisis
l’aventure et je devins Instituteur Remplaçant en Zone
d’Intervention Localisée (ZIL).
Ainsi, chaque matin, le secrétariat de l’Inspection me
donnait, par téléphone, l’affectation du jour, parfois
de la semaine ou du mois.
Or, comme j’étais souvent appelé en renfort dans
des classes difficiles, où les enseignants – institutrices,
la plupart du temps- avaient « craqué », cinq ans
après, je demandai à changer.
Je revois encore tout ce contingent d’institutrices dépressives
que je dus remplacer, quand il m’était donné de
les voir, car le plus souvent, elles se terraient au fin fond de leur
lit, couchées qu’elles étaient, dans le logement
de fonction du premier étage, juste au-dessus de la classe.
Antidépresseurs, combinés parfois à
l’alcool, leur donnaient un courage artificiel, qui leur permettait
de se lever le matin pour affronter tous ces joyeux lurons, qui prenaient
un malin plaisir à animer leur classe. Jusqu’au jour où
elles finissaient par tomber comme des mouches.
Les traits tirés, les yeux en amande, comme
si elles avaient été recrutées en Thaïlande
ou en Mongolie, elles planaient plus qu’elles ne marchaient, entre
deux rangées de table, pour expliquer, langue pâteuse,
où se trouvait tel ou tel matériel dont je pourrais éventuellement
avoir besoin, puis, surtout, où elles en étaient restées
dans leur programme… si programme il y avait.
D’ailleurs à cette époque, on ne parlait pas de
programme, mais de progression. Ce qui arrangeait tout le monde !
On n’osait parler de régression…
***
De nouveau, j’obtins, pour cette fois, mon changement
pour la Maternelle de Drouard, où une poignée de parents
d’élèves avaient poussé l’institutrice
vers la sortie.
Je dus ainsi mon poste au départ d’une enseignante très
expérimentée, sans doute trop exigeante vis-à-vis
des enfants et surtout fort peu diplomate envers les parents.
Aussi, en tant qu’enseignant issu du Primaire, j’eus peur
de ne pas être à la hauteur. Mais, en partie grâce
à son aide, car elle ne me tint pas rigueur de lui avoir «
pris » sa classe, je fis une année honorable.
Trois ans après, suite à la fermeture
de ma classe – une fois de plus- je pris le poste de Directeur
laissé vacant, jusqu’à ce que l’heure de la
retraite sonne…
***
Et, c’est dans ma petite maison de Blanville,
que j’ai fait construire dans les champs, loin des cris de moineaux
des enfants, que je suis en compagnie de Gilbert, pour évoquer
avec lui ce que l’on appelle « une carrière ».
J’ai beaucoup donné, on m’a aussi
beaucoup rendu… et dans tous les sens du terme.
Toutefois, et malheureusement pour tous nos petits écoliers,
j’ai assisté, jour après jour, année après
année, au lent déclin d’un métier passionnant,
que l’on s’échine à dégrader, en démobilisant
les plus passionnés.
Pour moi, dès la rentrée, il y avait
une poésie de l’école, qui sentait bon les relations
humaines et l’envie de se dépasser, qui n’ont plus
tout à fait court aujourd’hui.
Il y avait cette nouvelle année, qui s’ouvrait devant moi,
comme un livre d’images, dont les pages étaient des enfants
que, jour après jour, j’allais feuilleter. Un nouveau parfum
d’aventure, en quelque sorte. Un nouveau challenge à relever.
Mais, comme je le disais amèrement aux parents
: « Si vous voulez que votre enfant réussisse, ne le mettez
jamais à l’école ! » Cela les faisait rire.
Et pourtant, j’étais sincère.
Excuse-moi Gilbert ! Je parle, je parle… Si tu
ne me coupes pas, tu ne pourras jamais en
placer une.
Allez ! Vas-y ! Promis, juré, je me tais. A toi la parole ! Et…
rendez-vous à la fin pour remettre les pages dans l’ordre.
****
TEXTE DEPOSE A LA SACD (Voir site SACD)
Toute représentation est soumise à l’autorisation
de l’auteur via la SACD
|